Dans une tribune au « Monde », des intellectuels et des politiques parmi lesquels Clémentine Autain, François-Xavier Bellamy, Valérie Boyer, Annette Becker et Olivier Faure s’alarment de la passivité de l’Europe face à l’offensive de l’Azerbaïdjan sur la République d’Arménie.
Le 13 septembre, l’Azerbaïdjan a lancé une offensive multidirectionnelle sur le territoire de la République d’Arménie. Cet événement est passé quasiment inaperçu du grand public en France, ce sur quoi comptait précisément le pouvoir en place en Azerbaïdjan.
Pourtant, c’est bien une nouvelle guerre de conquête annoncée aux portes de l’Europe, si la communauté internationale ne réagit pas avec toute la fermeté nécessaire immédiatement.
Alors que l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont divisés sur la question du statut de la région du Haut- Karabakh depuis la fin de l’Union soviétique – territoire dont la majorité arménienne vit sous menace permanente de nettoyage ethnique –, ce qui se passe aujourd’hui n’est ni plus ni moins que l’agression militaire d’un despote surarmé contre une petite et fragile démocratie, afin de lui extorquer une soumission totale aux ambitions géostratégiques de son pays.
Fort de son partenariat stratégique avec la Russie – qui est d’un niveau proche de celui, plus connu, liant l’Arménie à celle-ci – comme de son alliance étroite avec la Turquie d’Erdogan, et galvanisé par sa volonté d’asservir l’Arménie, Ilham Aliev piétine les trop fragiles perspectives de paix et de justice dans le Caucase du Sud. En quarante-huit heures, sa récente opération a fait près de trois cents morts de part et d’autre, et des milliers de civils arméniens déplacés.
Crimes de guerre
Elle amène déjà son premier lot de crimes de guerre fièrement exhibés sur la Toile par des militaires azerbaïdjanais se filmant dans leurs œuvres de viol, de torture et de démembrement. L’ultra-violence encouragée par le régime laisse craindre le pire, d’après le très sérieux Institut Lemkin pour la prévention des génocides, qui lance une troisième alerte en moins d’un an.
Voilà qui rend d’autant plus grotesque et odieux le prétexte des « provocations arméniennes » invoqué par Aliev pour justifier les opérations militaires et mobiliser une société azerbaïdjanaise nourrie d’« arménophobie » depuis des décennies, et où la dissidence est brutalement réprimée.
Les objectifs de l’agression contre l’Arménie sont de deux ordres.
Premièrement, obtenir de force un « corridor » extraterritorial qui relierait l’Azerbaïdjan à son enclave du Nakhitchevan située de l’autre côté de la frontière, jouxtant la Turquie et l’Iran – « corridor » dont la Russie serait la maîtresse. Le point de discorde entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne porte pas sur l’ouverture de voies de transport, qui seraient en principe bénéfiques à l’ensemble de la région, mais bien sûr l’exigence que l’Arménie soit exclue de tout droit de regard sur ce « corridor » et, de ce fait, amputée de sa frontière vitale avec l’Iran.
Car des frontières ouvertes, l’Arménie, pays territorialement enclavé et pas plus grand que la Belgique, n’en a que deux : une au nord avec la Géorgie, qui peut se retrouver contrainte de la fermer en cas d’embrasement régional, comme ce fut le cas pendant la guerre de 2020 ; une au sud avec l’Iran, de quelque 30 kilomètres.
Rhétorique irrédentiste
Les deux autres – avec l’Azerbaïdjan à l’est et au sud-ouest, et avec la Turquie à l’ouest – sont hermétiquement closes depuis 1991. Les intérêts de l’Azerbaïdjan, de la Turquie et de la Russie convergent donc pour prendre l’Arménie en étau et la contraindre à abdiquer une souveraineté déjà fortement limitée.
Le second objectif est consubstantiel au premier : grignoter le voisin affaibli par sa défaite massive de 2020 en misant sur la politique du fait accompli pour la future délimitation des frontières entre les deux Etats. Pour ce faire, avancer militairement en territoire arménien, afin de créer au minimum une zone tampon de plusieurs kilomètres de profondeur sur l’actuelle ligne de contact entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les jalons en ont été posés en mai et novembre 2021 avec les premières avancées au nord, à l’est et au sud de l’Arménie, et s’approfondissent avec les opérations des 13 et 14 septembre 2022.
Les troupes azerbaïdjanaises ont réussi à prendre des positions stratégiques avantageuses qui leur donnent la possibilité de conquérir le sud de l’Arménie en quelques heures ; Erevan, la capitale arménienne, en quelques jours.
Cette possibilité a été soigneusement préparée par la réactivation, depuis la fin de la guerre de 2020, d’une rhétorique irrédentiste de la part d’Aliev qui lorgne sans vergogne autant de territoires du voisin qu’il pourra en avaler. Une rhétorique ancrée de longue date dans l’idéologie raciste du régime, puisque dès 2012, Aliev stigmatisait la République souveraine d’Arménie comme « une colonie, un avant-poste dirigé de l’extérieur » par un « lobby », et comme « un territoire artificiellement créé sur d’anciennes terres d’Azerbaïdjan ».
Tartufferie de l’Europe
Pourquoi l’Europe, qui refuse toute compromission – à raison – avec l’agresseur de l’Ukraine, regarde- t-elle si passivement l’agression brutale d’une autre démocratie en formation ?
Fin juillet, Aliyev a fort opportunément obtenu un blanc-seing de la Commission européenne, sous la forme d’un accord gazier prévoyant le doublement des livraisons de gaz à l’Europe – un « partenaire fiable et sur lequel on peut compter », pour reprendre les propos d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission.
Ces propos sont d’un cynisme éhonté, quand on sait quel type de régime incarne Aliev, lequel règne d’une main de fer à Bakou depuis près de vingt ans. Les scores de ce pays en matière d’oppression de la société civile et des minorités, de répression des libertés individuelles et de corruption, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur et jusqu’en Europe, n’ont rien à envier à ceux de son homologue du Kremlin.
On apprécie d’autant mieux la tartufferie de cette posture morale que ce surplus de gaz vendu par l’Azerbaïdjan proviendra d’une exploitation en partie détenue par la société russe Lukoïl. Accompagner efficacement les discussions entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui ont continué à Prague le 6 octobre, nécessite un engagement courageux et la mise en place de mécanismes tangibles de la part de la France et de l’Europe.
Ambitions génocidaires
Issus d’horizons divers mais tous conscients du poids de l’histoire et alarmés par les conséquences prévisibles du cynisme européen, nous, intellectuels et politiques de tous bords, demandons au gouvernement français et au président de la République d’approfondir les efforts de la France et qu’elle fasse entendre unanimement sa voix pour exiger :
– Le retrait des forces armées azerbaïdjanaises du territoire internationalement reconnu de l’Arménie et le retour aux positions d’avant mai 2021 ;
– L’envoi d’une mission de surveillance et d’observation afin de garantir le cessez-le-feu informel du 15 septembre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et de sanctionner tout manquement. La mise en place de mécanismes de respect du cessez-le-feu, d’identification des infractions et des sanctions échelonnées ;
– Le gel immédiat des avoirs du clan Aliyev, dont les immenses revenus issus de l’accaparement personnel de la manne pétrolière autorisent des dépenses militaires faramineuses et la corruption des élites européennes, fait largement documenté ;
– La dénonciation des accords de livraison de gaz à l’Europe par l’Azerbaïdjan qui obèrent la volonté des pays européens de faire obstacle aux ambitions territoriales, sinon génocidaires, des dirigeants azerbaïdjanais ;
– La considération sérieuse d’un soutien militaire à l’Arménie, y compris en armant les combattants arméniens engagés dans un combat si inégal pour la survie de leur pays.
Les signataires
Clémentine Autain, députée, La France insoumise (LFI) ; Annette Becker, historienne, université Paris-Nanterre ; François-Xavier Bellamy, député européen, Les Républicains (LR) ; Valérie Boyer, sénatrice, LR ; Laurence Burgorgue-Larsen, professeure de droit public, université Panthéon-Sorbonne ; Jean-Marc Dreyfus, historien, université de Manchester ; Olivier Faure, député, Parti socialiste ; Arnaud Le Gall, député, LFI ; Nicolas Offenstadt, historien, université Panthéon-Sorbonne ; Pierre Ouzoulias, sénateur, Parti communiste français (PCF) ; Taline Papazian, politologue, Sciences Po Aix ; Claudine Tiercelin, philosophe, Collège de France.
Vous pouvez trouver la liste complète des signataires ici.