Une solidarité internationale et de longue durée est nécessaire avec l’Arménie pour l’intégration des réfugiés du Haut-Karabakh

Photo: Arshaluys Barseghyan/OC Media.

Par Taline Papazian ( pour Defis humanitaires )

L’arrivée sur le territoire de l’Arménie de plus de 100 000 réfugiés de la région du Haut- Karabakh/Artsakh en 10 jours provoque une crise humanitaire majeure. Pour ce petit pays de 2,8 millions d’habitants, enclavé et aux ressources modestes, 100 000 personnes représentent 3% de sa population. Pour comparaison, cela équivaudrait à l’arrivée en France de 2 millions de personnes en 10 jours. Pour la 1ere fois en vingt-cinq siècles, il ne reste plus d’Arméniens en Arstakh. C’est dire que cette crise est bien plus qu’un problème humanitaire à régler en l’espace de quelques mois à quelques années. C’est le drame de tout un peuple. Aider la jeune démocratie arménienne à le surmonter, une responsabilité morale internationale.

Pourquoi cet exode massif ? Pour le comprendre, il faut brosser à grands traits l’histoire récente d’un conflit qui a plus de cent ans. Située dans l’Azerbaïdjan voisin, la région du Haut-Karabakh a fait l’objet de 4 guerres depuis 1988, époque où elle était une Région Autonome soviétique. Composée à très grande majorité d’Arméniens (75% en 1989) lassés de subir discriminations sociales et culturelles, et anxieux face à la déperdition relative de leur population, la région du Haut-Karabakh avait exprimé, par la voix de son Soviet (Assemblée), le souhait de se rattacher à l’Arménie soviétique voisine en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. L’Azerbaïdjan soviétique, à qui la région du Haut-Karabakh avait été attribué par Staline en 1921, a répondu d’une part par l’ultra- violence exercée contre les Arméniens vivant sur son sol ; et d’autre part, par l’autoritarisme en abolissant le statut d’autonomie de la région. C’est ainsi que trois pogroms eurent lieu entre 1988 et 1991, qui provoquèrent la fuite en masse des Arméniens d’Azerbaïdjan vers l’Arménie et des Azéris d’Arménie vers l’Azerbaïdjan. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’est de nouveau exprimé, cette fois directement par un référendum en 1991. En utilisant la loi soviétique sur la sécession, l’unanimité de la population arménienne de la région s’est exprimée pour devenir indépendant de l’URSS. Au même moment et en vertu de la même loi, l’Azerbaïdjan soviétique devenait également indépendant.

Avec l’effondrement de l’URSS, la région du Haut-Karabakh, soutenue par l’Arménie, s’est ainsi retrouvée aux prises avec une première guerre (1991-1994) qui lui donna une indépendance de facto pendant vingt-six années de cessez-le-feu. Des territoires azerbaïdjanais en pourtour de la région du Haut-Karabakh devaient permettre de négocier un statut contre leur restitution. La paix ne l’emporta pas. Un conflit de basse intensité a perduré, émaillé de violations régulières et d’une guerre éclair (2016). Pendant ce temps, en Azerbaïdjan, Ilham Aliev, despote qui tient le pouvoir de son père depuis 2003, construisait sa légitimité interne sur le revanchisme et l’arménophobie. Fort des revenus d’exportations du pétrole et du gaz et d’une alliance stratégique avec la Turquie, l’Azerbaïdjan a lancé une seconde guerre, en 2020, dite des « 44 jours », qu’elle a remporté haut la main. Cette victoire militaire massive lui permet de récupérer les territoires qui devaient servir de monnaie d’échange et de conquérir une partie de l’ancienne région autonome du Haut-Karabakh. Un nouveau cessez-le-feu extrêmement fragile est instauré, garanti par des forces d’interposition russes. Pour les Artsakhiotes, la situation sécuritaire sur place est extrêmement précaire dès 2021, la Russie utilisant la vie des Arméniens du Haut-Karabakh comme monnaie d’un chantage politique permanent sur l’Arménie, mettant en péril sa souveraineté et son indépendance. L’Arménie résiste tant bien que mal à la pression conjuguée russo-azerbaïdjanaise, au prix d’agressions militaires et d’occupations de portions de son territoire par les forces azerbaïdjanaises à plusieurs reprises en 2021, 2022 et 2023.

Face à cette résistance, Bakou décide de mettre la région du Haut-Karabakh sous blocus en décembre 2022, en fermant le corridor de Latchine, la seule route terrestre reliant l’Arménie au Haut-Karabakh. Enfin, une guerre-éclair, camouflée sous le sobriquet « d’opération anti-terroriste » est déclenchée contre la région le 19 septembre 2023. Vingt-quatre heures de bombardements et de combats contre la petite armée d’autodéfense aboutissent à une capitulation totale : dissolution des forces d’autodéfense et des
structures représentatives de la région en vue d’une « intégration » manu militari dans un Azerbaïdjan répressif, ultra-violent et arménophobe. Leurs dernières défenses tombées, les Arméniens d’Artsakh fuient leur patrie, leurs maisons et leurs champs, leurs monastères et leurs églises, leurs écoles et leurs cimetières. En utilisant les bombardements ajoutés aux neuf mois de blocus de l’Artsakh, Bakou s’est rendu coupable de violations continues du droit humanitaire international aboutissant au départ forcé des Arméniens d’Artsakh. Le nettoyage ethnique n’est pas une catégorie juridique, mais il a été décrit de manière circonstanciée dans les rapports internationaux qui ont accompagné les guerres de l’ex-
Yougoslavie dans les années 1990. Les experts onusiens mandatés pour étudier les violations l’ont décrit comme suit: “une politique intentionnelle mise en œuvre par un groupe ethnique ou religieux pour supprimer la population civile d’un autre groupe ethnique ou religieux d’une aire donnée par des moyens violents ou terroristes. » La crise que connaissent les Arméniens face à ce drame de la dépopulation de l’Artsakh n’est pas seulement matérielle et humaine, elle est aussi psychologique à l’échelle de la nation et politique au niveau national et régional. L’année qui s’ouvre va être déterminante pour la réussite ou l’échec de l’intégration des Artsakhiotes dans la société arménienne. Grâce à l’extraordinaire élan de solidarité et de fraternité, la première étape de cet accueil, qui a reposé uniquement sur les ressources et l’énergie des Arméniens, ne se déroule pas trop mal. Mais déjà, de nombreuses difficultés sont observables tenant à des causes structurelles (capacités d’accueil des établissement scolaires, disponibilité des emplois etc.), que
l’Etat arménien ne pourra pas résoudre seul.

Depuis le 24 septembre, l’Etat et la société arméniennes font de leur mieux pour accueillir leurs compatriotes chassés d’Artsakh. Le gouvernement a réussi à organiser trois principaux points d’accueil, de distribution et d’enregistrement à Kornidzor, Goris (Syunik, région sud de l’Arménie) et Vayk (Vayots Dzor, région centre de l’Arménie), où des milliers de bénévoles se sont portés volontaires. Les arrivants s’y sont faits enregistrer et y ont reçu les premiers soins, y compris médicaux ; de la nourriture et des vêtements ; ils pouvaient faire le plein de leur voiture gratuitement, etc. Des hôtels, des auberges, des maisons et des appartements privés, des sanatoriums et des salles d’accueil spécialement équipées, tous listés dans les jours qui ont suivi les attaques sur le Haut-Karabakh, servent de points d’accueil temporaires. Sans compter l’accueil spontané chez l’habitant, si fréquent que le gouvernement a assez rapidement prévu des aides financières pour les familles d’accueil, dont certaines sont très modestes. Sans les associations locales et les bénévoles, cette première phase aurait été beaucoup plus chaotique. Situation assez unique en son genre : cet afflux massif a été géré sans avoir recours ni à des installations dans des tentes ni à des camps de réfugiés. Certaines sociétés du secteur privé se sont également spontanément jointes à l’effort collectif, que ce soit sous la forme de dons en nature (restauration, téléphonie mobile) ou en numéraire. Le gouvernement arménien a, à ce jour, prévu 23 millions de dollars dans son budget 2024 pour les réfugiés en précisant que ce montant pourrait être augmenté en fonction de l’évolution de la situation. Des aides financières à hauteur de plusieurs centaines d’euros sur six mois sont versées à chaque réfugié (y compris les enfants) en aide à l’achat d’équipements et subsides pour les charges communales.

Depuis la fin de la guerre des 44 jours, c’est plus d’un milliard de dollars du budget arménien qui a été alloué à la région du Haut-Karabakh en aide humanitaire. On suppose qu’une grande partie de cette somme pourra être affectée sur des programmes d’installation de moyen et long-terme des réfugiés. Si on en juge par les expériences passées d’accueil de réfugiés en Arménie, on peut raisonnablement supposer que l’Arménie n’instrumentalisera pas les réfugiés d’Artsakh dans le but d’en faire des brandons de haine vis-à-vis des Azerbaïdjanais ni une unité monnayable pour des dividendes politiques à l’international.

Elle ne l’a pas fait dans les années 1990, alors que des chassé-croisé des populations arméniennes d’Azerbaïdjan et azéries d’Arménie avaient eu lieu (450 000 Arméniens d’Azerbaïdjan et 220 000 Azéris d’Arménie partent). Elle ne l’a pas davantage fait pendant la 1ere guerre du Haut-Karabakh, quand 45000 Arméniens et 680 000 Azéris fuyaient les zones de combat, de Chahoumian au nord du Haut-Karabakh pour les premiers et de sept régions périphériques pour les second, conquises par les troupes adverses. En Azerbaïdjan, nombreux sont les déplacés internes qui depuis 1993 vivent encore dans des bâtiments communaux (écoles, gymnases) voire des constructions de fortune construites de manière anarchique sur des toits d’immeubles. Outre que la redistribution sociale n’existe pas dans ce type de régime oligarchique et autoritaire reposant sur un homme fort et son clan, le maintien de ces populations dans une grande précarité sert à entretenir le revanchisme et l’arménophobie sur lesquels le régime d’Aliev a bâti sa légitimité intérieure. Les réfugiés d’Artsakh n’auront pas à subir un douloureux parcage volontaire dans des abris précaires.

Néanmoins, des difficultés d’ordre structurel se présentent, qui, si elles ne trouvent pas de solution, risquent de décourager l’installation permanente des réfugiés en Arménie. Elles tiennent aux capacités de l’Etat en termes de structures d’accueil, en particulier des écoles et des maternelles ; et de bassins d’emplois. Le gouvernement tente d’orienter l’installation vers des écoles où des places sont disponibles, mais la décision de la localisation géographique revient in fine à chaque famille. Or l’intégration des Arméniens d’Artsakh, y compris les 30000 ayant perdu leur foyer à l’issue de la guerre de 2020, est essentielle au niveau humain, pour que ces personnes retrouvent un avenir, mais aussi au niveau politique et moral pour la société et la démocratie arméniennes.

L’Arménie a un problème de démographie qui, pris sur le long terme, représente une menace majeure. Depuis déjà 2006, la diminution de la population du fait de l’émigration des années 1990 et 2000, et le vieillissement couplé au faible nombre des naissances, a été identifié comme un problème stratégique national, sans que rien ne soit vraiment fait pour y remédier. Les premières timides tentatives de se préoccuper du problème apparaissent en 2018, après « la révolution de velours ». Le gouvernement de Pashinyan met en place des allocations familiales et entreprend une réforme -en cours- du système de santé. A en juger par les expériences passées d’accueil de réfugiés, on n’est guère enclin à l’optimisme. Les vagues de réfugiés arméniens fuyant des guerres au Moyen-Orient dans les années 2000 et 2010 (Liban, Iran, Syrie) sont souvent arrivées en Arménie pour en repartir quelques années plus tard vers des pays aux situations économiques et sociales plus attrayantes. La question de la répartition géographique des réfugiés d’Artsakh se pose aussi. Sur un plan stratégique, il serait crucial que ces populations habitent en priorité les régions du sud, du centre et de l’est. Mais le risque d’une nouvelle guerre de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, qui viserait d’abord ces régions, est trop élevé pour le permettre : la crainte de s’installer près de frontières non seulement menacées mais où, depuis deux ans et demi, les forces azerbaïdjanaises ont pénétré parfois profondément, est palpable. On estime à environ 1/3 les personnes qui se sont dirigées vers Erevan et les faubourgs. Parmi les deux tiers restants, les provinces de Ararat et Kotayk, limitrophes de Erevan, ont été préférées. Depuis la fin de la guerre des 44 jours en 2020, les forces azerbaïdjanaises ontrégulièrement attaqué l’Arménie. L’épisode le plus violent et le plus grave en termes territoriaux et s’est déroulé en septembre 2022. Des positions stratégiques sur les hauteurs ont été prises.

Nombreux sont les hameaux où les paysans n’ont plus accès à leurs pâturages, aussi bien dans le sud que l’est du pays. La ville de Djermouk, ville touristique importante connue pour ses cures thermales et son eau pétillante, souffre énormément de la présence des troupes azerbaïdjanaises à quelques kilomètres de la ville, comme un rappel de l’épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de la tête des Arméniens. L’aide humanitaire financière promise et qui a commencé à arriver est importante. La France fait partie des donateurs les plus généreux avec 11 millions d’euros. L’ONU a promis 97 millions. Mais c’est sa présence sur le long terme et sa coordination avec des besoins identifiés et exprimés par le gouvernement arménien qui pourront faire une vraie différence. A ce jour, un plan sur six mois est prévu. Ce sera trop peu pour assurer l’intégration des réfugiés. Il est nécessaire de passer ensuite à des plans structurels économiques, sociaux, et en ciblant particulièrement les régions afin d’encourager l’installation de long terme des réfugiés dans les zones les plus dépeuplées. Une conférence internationale réunissant donateurs internationaux, bailleurs de fonds internationaux, avec un accent particulier sur les françaises comme l’AFD, grands ONG internationales, ONG et associations locales, associations arméniennes de diaspora, et institutions gouvernementales nationales et régionales, serait indiquée pour coordonner l’effort. Elle aura aussi pour vertu, et non des moindres, de rassurer les Arméniens sur le fait que qu’ils ne seront pas livrés à eux-mêmes pour faire face à la gestion de cette crise. Un élan de solidarité sur le long-terme ferait un heureux contrepoint à la solitude profondément injuste que les Arméniens d’Artsakh ont connu depuis trente ans. Hormis la Croix Rouge, aucune association ou ONG internationale n’a porté assistance aux Arméniens d’Artsakh sous le prétexte que la république du Haut-Karabakh n’était pas reconnue par la communauté internationale ; puis, après 2020, que la région faisait partie des affaires intérieures de l’Azerbaïdjan.

Le droit international a échoué à protéger les Arméniens du terrorisme d’Etat de l’Azerbaïdjan. Nous pouvons former le souhait que la solidarité internationale se tienne aux côtés de la jeune démocratie arménienne et l’aide à relever le défi de l’intégration des réfugiés d’Artsakh pour rouvrir l’espoir d’une vie décente à ces hommes, femmes et enfants sur le sol de l’Arménie.