Par Taline Papazian
Chinari est un village de quelques centaines d’habitants qui vit entre guerre et paix depuis 35 ans. Nous nous y rendons avec mon coéquipier des programmes en sécurité civile d’Armenia Peace Initiative, Patrick Aprile, par un après-midi humide, gris et froid de mi-février. Le brouillard à couper au couteau exige du conducteur une attention de chaque instant. Au départ d’Idjevan, chef-lieu de la région du Tavush, une piste rudimentaire rallie Chinari en deux heures et trente minutes à travers forêts, cols de montagne et petits villages. C’est le tout dernier village de la région, le plus proche de la frontière –de la ligne de contact- avec l’Azerbaïdjan. « Le village garde-frontière de Chinari vous souhaite la bienvenue », peut-on lire sur une banderole fanée au pied de la mairie. Pas une année ne s’y est écoulée depuis le cessez-le-feu de 1994 sans apporter son lot de morts civils. En dépit du risque, ces derniers mois, sept dizaines de réfugiés d’Artsakh (Haut-Karabakh) se sont installés dans le village.
Chinari est un village de quelques centaines d’habitants qui vit entre guerre et paix depuis 35 ans. Nous nous y rendons avec mon coéquipier des programmes en sécurité civile d’Armenia Peace Initiative, Patrick Aprile, par un après-midi humide, gris et froid de mi-février. Le brouillard à couper au couteau exige du conducteur une attention de chaque instant. Au départ d’Idjevan, chef-lieu de la région du Tavush, une piste rudimentaire rallie en deux heures et trente minutes à travers forêts, cols de montagne et petits villages, le tout dernier village de la région, le plus proche de la frontière –de la ligne de contact- avec l’Azerbaïdjan. Chinari se mérite. « Le village garde-frontière de Chinari vous souhaite la bienvenue », peut-on lire sur une banderole fanée au pied de la mairie. À Chinari, pas une année ne s’est écoulée depuis le cessez-le-feu de 1994 sans apporter son lot de morts civils. Avec la ligne de contact à quelques centaines de mètres derrière le monastère de Khoranashat (13ème siècle), facile de se perdre par mauvais temps et de tomber entre les mains de l’adversaire. La population a été à peu près divisée par deux depuis 1989, ramenée à quelque huit cents habitants en 2022. Ces derniers mois, sept dizaines de réfugiés arrivés d’Artsakh (Haut-Karabakh) les ont rejoints.
Comment ont-ils osé le pari, après avoir tout perdu –certains pour la deuxième ou la troisième fois au cours d’une vie- de choisir ce village sur lequel le risque plane tous les jours ? La réponse nous est donnée par Samvel, maire de Chinari depuis 18 ans, engagé dans la vie publique de sa commune depuis 30 ans. Depuis le nettoyage ethnique de l’Artsakh, Samvel se démène pour accueillir des réfugiés. Le village compte plusieurs dizaines de maisons, plus ou moins abandonnées. Leurs propriétaires ont depuis longtemps pris les chemins de l’émigration vers la Russie. Depuis le mois d’octobre, il en a appelé près de quinze pour leur demander de mettre leurs maisons à disposition des réfugiés. « Les refus sont rares », se vante-t-il. Petit à petit, il a rationalisé ses actions d’assistance aux réfugiés pour projeter leur installation de manière plus stable. Ceux qui arrivent à Chinari sont généralement des ruraux. Il a dressé des listes de propriétaires avec lesquels s’entendre sur des prêts de longue durée. Au besoin, pour les convaincre, il fait valoir que leur maison sera ainsi rénovée. On peut compter sur un coup de main des villageois pour aider aux travaux. Côté bénéficiaires, Samvel tient le compte de ce qui est donné à chacun pour son installation.
Aux biens de première nécessité ont succédé les moyens de recommencer une activité agricole. Dons de plants, de graines, de deux têtes de bétail par famille, de cochons et/ou de poules pour l’élevage, sans oublier l’alimentation des animaux et du bois de chauffage pour six mois. Le temps de passer l’hiver et de pouvoir « faire une saison » agricole complète. Plusieurs des hommes nouvellement arrivés ont trouvé un emploi dans la conserverie à l’entrée du village. Ici, contrairement à d’autres villages où les réfugiés arrivent par dépit ou faute de choix, les Artsakhiotes se donnent le mot. Une nouvelle famille est attendue ce mois-ci. « Comment récoltez-vous tous ces moyens ? », lui demandé-je ? « Je connais beaucoup de monde », dit-il. « Les gens qui sont partis d’ici il y a dix, quinze ou vingt ans ont de bonnes situations. Ils ne refusent pas leur aide. Et ils appellent des connaissances à leur tour. Et puis, depuis vingt ans, j’ai toujours frappé à toutes les portes à Erevan, quel que soit le gouvernement. Je ne leur ai pas donné de répit. À chaque fois que le village a besoin de quelque chose, je vais demander. » Pour qu’ils n’oublient pas les villages frontaliers. « Nous resterons ici, là où d’autres ne peuvent pas rester, nous ne nous rendrons pas », aime-t-il à répéter. Et c’est vrai que son village est plutôt mieux doté que beaucoup. Dans la mairie, une petite infirmerie contient quatre lits, « en cas de coup dur » nous dit-il. Même un fauteuil de dentiste a trouvé sa route jusqu’ici ! Les enfants du village ont une école qui fonctionne correctement, une petite bibliothèque, des cours de danse et de karaté à la mairie.
Samvel est très digne dans la description de la situation de guerre permanente qui est le quotidien des habitants de Chinari. Il n’a pas besoin d’en rajouter : les façades des bâtiments, dont beaucoup portent des impacts de balles ou d’obus, parlent d’elles-mêmes. Certains ont trente ans, d’autres dix, les plus récents quatre ou moins. En juillet 2020, Chinari a été au centre des affrontements de deux jours qui ont secoué toute la région et fait office de prélude à la guerre des 44 jours. Ces impacts tracent la frise chronologique d’une guerre sans fin, avec ses pics de violence et ses périodes de calme relatif. 400 ha de terres ont été perdus pour les cultivateurs du village depuis 1992. Chaque année, au moins un civil disparaît et n’est jamais retrouvé ou est retrouvé mort. Le cimetière d’origine est sous occupation partielle depuis trente ans. « Depuis 1992, nous faisons nos enterrements le plus souvent de nuit. En journée, ce serait trop dangereux. » Le monastère de Khoranashat est la dernière limite où s’aventurer. Le chemin de 2,5 km qui le sépare du centre du village est intégralement observé depuis les positions adverses. Cet hiver, le maire “y a marié”, selon ses propres mots, un jeune couple arrivé d’Artsakh. “C’est ça la vie”, a-t-il commenté en nous montrant les photos du mariage, déterminé et un rien goguenard, « nous continuerons à nous marier à la pointe des snipers des soldats azéris. »
Décidément, Chinari se mérite. Comme se mérite la vingtaine de villages de la région du Tavush qui, de Noyembérian au nord à Berd au sud, partagent la situation à haut risque de Chinari. Armenia Peace Initiative a choisi le Tavush comme première zone où dispenser ses formations en premiers secours. Toutes les communes rurales de la région sont importantes, mais les « villages garde-frontière » méritent notre attention particulière. Tous n’ont pas la chance d’avoir un maire de la trempe de Samvel et certains souffrent de désertification. Au total, 28 % de la population rurale du Tavush, population d’origine et réfugiés d’Artsakh, vit dans la zone frontalière à risque. Les villages situés sur un axe de circulation stratégique (la seule route bétonnée, praticable en toutes conditions météo, par opposition à une piste rudimentaire par exemple) sont en situation de vulnérabilité aggravée. Pour atteindre Chinari, une autre route existe, asphaltée, de type départementale, aussi longue, mais plus confortable. Mais cette dernière passe par deux villages qui font partie de ceux exigés par l’Azerbaïdjan depuis 2021. Un scénario d’urgence où cette route serait hors d’accès n’étant pas à exclure, nous avons souhaité nous rendre compte des conditions réelles par la piste. Au Tavush comme ailleurs dans les villages frontaliers les plus isolés et/ou géographiquement les plus encerclés, le précédent de la mise sous blocus des Arméniens du Haut-Karabakh et de l’issue par exode forcé, revient régulièrement dans nos conversations avec les villageois. Former les volontaires civils et les personnels médicaux aux premiers secours c’est soutenir la protection civile en Arménie là où les moyens publics ne suffisent pas et contribuer à la diminution du sentiment de vulnérabilité éprouvé par les populations en leur donnant les moyens de se sentir actrices de leur protection.