Sur fond de tensions croissantes au Haut-Karabakh provoquées par le blocus de la région par Bakou, l’usage d’une rhétorique agressive et la menace d’opérations militaires contre les Arméniens du Haut-Karabakh, Samvel Babayan, Général de l’armée d’autodéfense du Haut-Karabakh et chef de file du parti “Patrie unie” a appelé à des discussions directes entre Bakou et Stépanakert.
Samvel Babayan n’est connu ni pour être un modéré ni un démocrate ; mais personne ne pourra qualifier de « traître » cet homme qui a été commandant en chef des forces armées du Haut-Karabakh pendant la guerre des années 90 et Secrétaire du Conseil de Sécurité du Haut-Karabakh pendant la guerre de 2020. Il a fait partie, en 1997, de l’élite politico-militaire qui s’était rangée du côté de Robert Kotcharyan contre Levon Ter-Petrossian. Ce dernier plaidait pour l’acceptation du plan de négociations par étapes, proposé par le groupe de Minsk de l’OSCE. On ne rentrera pas ici davantage dans les détails de la biographie de Samvel Babayan. Le fait qu’il défende une position pragmatique appelant à des discussions directes et à la séparation des intérêts de l’Arménie de ceux du Haut-Karabakh est intéressant en soi.
Dans une longue interview sur Azatutyun (Radio Liberté), il renvoie dos à dos la position du Parlement du Haut-Karabakh et celle du gouvernement de Bakou, « aussi extrêmes » l’une que l’autre. Babayan prône des discussions immédiates et directes, sans intermédiaire dans un premier temps, ni des forces d’interposition russes, ni de médiateurs occidentaux. Dans ces discussions, aucune question compliquée ne serait mise à l’agenda et leur contenu devrait porter sur des mesures et des gestes simples visant à instaurer une confiance minimale entre les deux parties et à établir des formes de coopérations minimales. Babayan exprime également une position intéressante par rapport à Erevan, souvent accusée –à tort, précisons-le- d’abandonner le Haut-Karabakh. Les intérêts du Haut-Karabakh et de l’Arménie ne sont plus nécessairement alignés depuis le résultat de la guerre de 2020 et ils peuvent être contraires ; il faut en prendre son parti pour que chacun puisse agir au mieux des intérêts de sa population respective. Or l’étau se resserre et la présence des Arméniens au Haut-Karabakh ne tient plus qu’à un fil.
Le Parlement du Haut-Karabakh s’est récemment exprimé contre toute discussion avec Bakou tant que des conditions normales de discussions ne seraient pas créées. Le blocus de Latchin soumet les habitants de l’Artsakh/Haut-Karabakh à des conditions sanitaires, énergétiques et alimentaires très difficiles depuis décembre 2022. Ces trois dernières semaines, le blocus est devenu total, et seules de rares évacuations d’urgence de la Croix Rouge parviennent encore à se faire. Comment discuter le couteau sous la gorge, disent en substance les députés de Stépanakert. Argument moralement compréhensible, mais inutile et même dangereux d’un point de vue réaliste. Bakou pour sa part refuse de discuter quoi que ce soit qui ne relève pas de l’intégration immédiate de la région du Haut-Karabakh, visée régulièrement par les forces armées azerbaïdjanaises postées tout autour, sur la Ligne de contact. L’intégration dans le territoire centralisé et unifié de l’Azerbaïdjan, régi de la main de fer de l’autocrate Aliyev leur donnerait en théorie les « mêmes droits » que les autres citoyens azerbaïdjanais, soit 9 sur 100 selon le classement Freedom in the World de l’organisation Freedom House. Viendront s’ajouter à ces « droits », les effets de l’arménophobie culturelle et institutionnelle qui irrigue la classe dirigeante et la population azerbaïdjanaise depuis plusieurs décennies. Le départ des Arméniens du Haut-Karabakh, perspective vraisemblable dans ces conditions, sera présenté comme la marque de « leur préférence ».
Les Arméniens d’Artsakh ont clairement le choix entre la valise ou le cercueil, et Bakou a tous les moyens à sa disposition, diplomatiques et militaires, pour contraindre les Arméniens d’Artsakh à faire ce choix. Les forces d’interposition russes ont montré à la fois les limites de leur présence – maintenir en vie la plus grande partie de la population- et la conjonction de leurs intérêts avec Bakou, à plus d’une reprise, depuis la fin de la guerre des 44 jours. Les médiateurs occidentaux n’exercent pas de pression particulière sur Bakou, n’agissent pas de manière décisive pour mettre fin à la crise en Artsakh et refusent de discuter de sanctions. Toute leur implication diplomatique a seulement permis qu’une guerre à grande échelle ne reprenne pas après l’agression de Septembre 2022 contre l’Arménie. Leur action offre un peu de répit à Erevan pour la poursuite des négociations avec Bakou. Dans celles-ci, concernant la question du Haut-Karabakh, Erevan appelle à un mécanisme international qui garantirait le respect des droits et la sécurité des Arméniens d’Artsakh. Pour sa part, Bakou rejette toute perspective d’instance étrangère qui soit autorisée à dire quoique ce soit d’une question qu’elle considère comme purement interne. Pour qu’un tel mécanisme puisse avoir une infime chance de se réaliser dans un futur incertain mais pas proche, et dont aucun des facteurs de probabilité ne dépend de Erevan, deux objectifs modestes mais vitaux doivent être atteints: l’Arménie doit rester un Etat souverain et indépendant dans les frontières internationalement reconnues qui sont les siennes; et les Arméniens d’Artsakh doivent pouvoir continuer à vivre sur leur terre ancestrale. Cet objectif minimal et pourtant si incertain aujourd’hui pour les Arméniens d’Artsakh reste peut être encore possible par des discussions directes. Cette position était déjà celle défendue dans le Livre Blanc sur les politiques étrangères et de sécurité de l’Arménie, paru il y a deux ans. Elle est dans les conditions présentes encore plus nécessaire et plus urgente qu’alors. En tout état de cause, ne pas discuter signifie rester dans l’alternative créée par Bakou –valise ou cercueil- et, dans les faits, refuser d’endosser la responsabilité de chercher à faire autre chose.
Taline Papazian