Par Taline Papazian
La question du Haut-Karabakh désormais « réglée » du fait du nettoyage ethnique de l’Artsakh, l’Azerbaïdjan est passé à la question des « enclaves ». Tout en utilisant un discours diplomatique moins agressif ces dernières semaines, l’installation du « poing d’acier » à Stépanakert, la mise en scène narcissique de la victoire personnelle d’Ilham Aliyev, tout comme la propagande continue à laquelle l’opinion publique azerbaïdjanaise est soumise de la part des media nationaux désignent explicitement des objectifs sur le territoire de l’Arménie.
Le 7 octobre 2023, alors que le dernier réfugié arménien d’Artsakh arrivait en Arménie, le président Aliyev faisait la déclaration suivante : “…Comme je l’ai mentionné dans mes précédents discours, [depuis 2015 au moins, mais plus fréquemment depuis 2021, ndlr], les Azerbaïdjanais doivent vivre non seulement dans les territoires occupés, mais aussi sur toutes leurs terres historiques. C’est notre droit souverain. Nos compatriotes ont été expulsés et déportés de force non seulement du Haut-Karabakh, mais aussi de nos terres historiques d’Irevan [Erevan, ndlr], de Zangezur et de Goycha, dans les années 1940-1950, puis dans les années 1980. C’est une grande injustice. Nous retournerons sur ces terres, nous y retournerons sans aucun doute. La jeune génération doit vivre avec ces rêves et ces pensées. Avec le temps, nous y vivrons aussi. En général, les Azerbaïdjanais vivront et doivent vivre sur toutes les terres historiques appartenant à notre peuple. Pour ce faire, nous poursuivons déjà notre propre politique”.
Tout en utilisant un discours diplomatique moins agressif ces dernières semaines, l’installation du « poing d’acier » à Stépanakert, la mise en scène narcissique de la victoire personnelle d’Ilham Aliyev, tout comme la propagande continue à laquelle l’opinion publique azerbaïdjanaise est soumise de la part des media nationaux désignent explicitement des objectifs sur le territoire de l’Arménie. Moins connue que les revendications d’un « corridor du Zanguezour », la question des « enclaves » est un instrument concret et efficace pour extorquer de nouvelles concessions à l’Arménie et faire peser le doute sur son territoire. Cette question a pris son essor dans le discours officiel azerbaïdjanais après la guerre des 44 jours. D’après certains médias russes, une version préliminaire du texte de cessez-le-feu de novembre 2020 aurait mentionné à l’article 2, en plus du retrait d’Aghdam, un retrait également de certains territoires de la « région de Kazakh » (appellation azerbaïdjanaise) en Arménie. La version finale du cessez-le-feu n’en porte pas la trace ; mais des rumeurs ont régulièrement couru que l’Azerbaïdjan avait bien tenté d’inclure ce point dans la longue liste de ses exigences de vainqueur.
Pendant la campagne électorale de 2021, Pashinyan avait reconnu l’existence de ces discussions lors des négociations du cessez-le-feu et avancé qu’il s’y était opposé. Qu’il soit avéré ou non, la tactique qui consiste à introduire une équivalence entre la région d’Aghdam, qui a fait partie depuis le début des négociations sur le conflit du Haut-Karabakh en 1994 des territoires à restituer à l’Azerbaïdjan en échange d’un statut, et des zones situées en Arménie même qui n’ont jamais fait partie de l’éventail des négociations avant 2020, n’est pas étrangère à Bakou. Cette tactique sert une stratégie de floutage de l’Arménie : « griser » ses frontières, mettre en doute la légalité de son territoire et par conséquent sa légitimité comme Etat souverain dans ses frontières internationalement reconnues. L’extension spatiale de ce floutage oscille pour Bakou entre des positions minimales (enclaves, corridor du Zangezour) et maximales (l’Azerbaïdjan de l’ouest, incluant Erevan) en passant par des options intermédiaires (la soi-disant « République du Goycha-Zanguezour », le « Zanguezour de l’ouest »). Cette stratégie est servie non seulement par un narratif interne sur l’identité nationale azérie et une diplomatie fine utilisant intelligemment différentes plateformes internationales (notamment l’organisation des Etats turciques ), mais aussi par la force brute. En mai 2021, les forces azerbaïdjanaises agressent le territoire de l’Arménie et pénètrent dans les régions du Syunik, au niveau du Lac Sev, et du Gégharkyunik. En novembre 2021, l’installation de checkpoints sur la route entre Goris et Kapan est suivie d’une nouvelle avancée dans ces régions. En septembre 2022, la plus large offensive depuis la guerre des 44 jours est lancée contre sept points du territoire de l’Arménie. Les affrontements durent 48 heures et font près de 200 morts de part et d’autre. Les forces azerbaïdjanaises conquièrent certaines positions stratégiques sur les hauteurs et s’approchent de Djermoug. Ils occupent au total 200km² de territoire. Au printemps 2023, nouvelles attaques contre ces deux régions, en particulier au nord à Sotk/Vartenis et au sud à Tegh.
Alors que l’ouverture de force d’un corridor au Zanguezour pourrait attirer de franches condamnations internationales contre l’Azerbaïdjan, les enclaves sont un instrument peu risqué et potentiellement payant. En décembre 2022, Ilham Aliyev porte une accusation contre l’Arménie au Président français Emmanuel Macron. Il parle de « 8 villages azéris » occupés par l’Arménie. Qu’en est-il exactement ? Pour comprendre les origines des enclaves, il faut remonter à la période soviétique. Les modifications territoriales étaient fréquentes à l’intérieur des entités administratives. Elles répondaient souvent à l’intérêt du pouvoir communiste, parfois central, parfois local, de réorganiser la territorialisation de telle ou telle ethnie. Au moment de la formation de la RSS arménienne, en 1921, aucune enclave n’est répertoriée (carte de 1926). Sur une carte de 1938, apparaît pour la première fois Ardzvashen, exclave arménienne en RSS azerbaïdjanaise, et deux enclaves dans la région du Tavoush. Celle de Tigranashen apparaît pour la première fois en 1940. La situation se fige ensuite jusqu’à la dislocation de l’URSS et à la première guerre du Haut-Karabakh. Contrairement à l’Arménie qui a déclaré son indépendance sur la base du territoire de la RSS arménienne, comprenant donc les huit localités en question, l’Azerbaïdjan a déclaré son indépendance sur la base du territoire de la république d’Azerbaïdjan indépendante de 1918, qui ne comprenait ni les territoires en question ni le Haut-Karabakh, reconnu alors comme territoire litigieux. Néanmoins, la création de la CEI par les accords d’Alma-Ata en décembre 1991 formalisent l’existence de 11 Etats indépendants sur la base des anciennes Républiques Socialistes Soviétiques.
Les prétentions de l’Azerbaïdjan concernent trois enclaves situées dans la région du Tavoush (Verin Voskepar, Sofouli et Barkhoudaglu) et quatre villages frontaliers dans cette même région (Nerkin Voskepar, Baghanis, Kheyrimli et Khzlhadjili) ; et une enclave près du Nakhitchevan : Tigranashen. L’ensemble des localités du Tavoush sont situées sur la route stratégique nord-sud qui relie l’Arménie à la Géorgie, puis de là, à la Russie. Dans cette région passent également une voie ferrée et un gazoduc. De même pour Tigranashen, qui se situe sur la route reliant Erevan à l’Iran en bordure du Nakhitchevan. Il n’existe aujourd’hui pas de routes alternatives ni avec la Géorgie ni avec l’Iran ; seulement des pistes routières, impraticables pour le transport de marchandises. Dans l’hypothèse où l’Azerbaïdjan occuperait Tigranashen, le transit entre Erevan et l’Iran pourrait être bloqué à tout moment, en instaurant par exemple un check-point. Enfin, cela rendrait la situation de certains village arméniens du Tavoush intenable, car ils se retrouveraient entourés par des forces azerbaïdjanaises, devenant eux-mêmes des enclaves.
L’Arménie n’a pas manqué de soulever que la question des enclaves et des territoires est à double sens. D’une part, une exclave arménienne située en RSS azerbaïdjanaise est sous contrôle azerbaïdjanais depuis 1992 : Ardzvashen. D’autre part, la majeure partie des pâtures des villages arméniens de Vazachen, Aygéhovit, Berkaber et Paravakyar sont occupés par l’Azerbaïdjan depuis 1991-1992, représentant plus de 20km², ce qui a amené à la désertification de ces villages. Cette tactique a été utilisée depuis la fin de la guerre des 44 jours contre certains villages du Syunik, avec le même résultat. On se souvient que quelques mois après la guerre de 2020, les Azerbaïdjanais ont installé un checkpoint sur la route menant de Goris à Kapan, coupant de fait les villages de Vorotan, Chournoukh et Partsravan de la route principale. A ce jour, une route alternative normale n’a pas été construite. L’ « enclavisation » a également été testée avec succès sur le territoire résiduel de l’Artsakh avec sa mise sous blocus en décembre 2022 et le résultat que l’on sait.
Au printemps 2023, le Premier Ministre Pashinyan avait déclaré que les 86600km² de l’Azerbaïdjan comprenait d’anciennes enclaves datant de la période soviétique, sans plus de précisions. L’Arménie s’était dite alors prête à envisager des concessions sur cette question dans le cadre d’une délimitation des frontières mutuellement bénéfiques et sur la base de la réciprocité. Passée au second plan pendant la période du blocus puis du nettoyage ethnique de l’Artsakh, la question des enclaves arrive désormais au premier plan dans le discours azerbaïdjanais. Bakou peut compter sur Ankara et Moscou pour maintenir toute la pression souhaitée sur l’Arménie concernant le Zanguezour et avancer, de son côté, la question de la « libération » des enclaves. La faiblesse de l’Arménie et l’impunité permanente dont jouit l’Azerbaïdjan rendent l’utilisation de la violence profitable, tandis qu’en interne, la guerre permanente contre l’Arménie est devenue un ressort de la légitimité du pouvoir du clan Aliyev.