Femmes pour la paix, (trop) en retrait

Azerbaïdjanaises et arméniennes sont de plus en plus nombreuses à s’engager pour la paix dans la région. Les femmes, et particulièrement les jeunes femmes, déplorent la surreprésentation masculine dans les pourparlers de paix depuis des décennies et y voient un frein à l’établissement de cette dernière. Focus sur trois de ces militantes. Numéro 3 : S.S. ( dans un souci de préserver l’anonymat de notre interviewée et de garantir sa sécurité, nous avons choisi de ne mentionner que ses initiales dans le présent article ).

Chercheuse et activiste féministe azerbaïdjanaise, S.S. a travaillé en tant que consultante et coordinatrice pour plusieurs organisations de la société civile en Azerbaïdjan et en Géorgie dans des projets régionaux transfrontaliers axés sur la construction de la paix, le genre et l’activisme civique. Elle a récemment obtenu son master sur la sécurité au Moyen-Orient, Caucase et Asie centrale à l’Université de St. Andrews. En tant que cofondatrice du Collectif féministe pour la paix, elle travaille actuellement à conceptualiser la résistance féministe transnationale pour la paix dans la région du Caucase du Sud, en reliant la théorie et la pratique féministes.

La résistance féministe pour la paix : un nouveau paradigme

Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan hante la vie des femmes de la région depuis les années 1980, avec une insécurité permanente et une violence quotidienne au milieu des déplacements de population. Selon S.S., l’éducation à la masculinité militaire a placé les femmes dans une position, des besoins et des valeurs limités et binaires, où beaucoup de femmes sont privées de pouvoir et sont victimisées ։ « En tant que mères et reproductrices de la nation, les femmes étaient condamnées à reproduire des soldats pour protéger leur mère-patrie et c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles les avortements sélectifs en fonction du sexe sont si répandus en Arménie et en Azerbaïdjan ces dernières années. Aliénées de la prise de décision politique et, par conséquent, éloignées du processus de résolution des conflits et de construction de la paix, les femmes ont été instrumentalisées au fil des décennies. Pour de nombreuses femmes vivant dans les zones de conflit et à proximité, ainsi que pour les femmes déplacées, la hiérarchie des traumatismes liés au conflit succède à la violence patriarcale quotidienne », explique S.S.

Elle est persuadée que la contribution des femmes à la construction de la paix dans notre région ne doit pas être envisagée dans une perspective essentialiste de genre, où les hommes sont considérés comme naturellement prédisposés à la violence et où les femmes sont considérées comme naturellement enclines à la paix. « Ce rôle social assigné aux femmes les empêche également d’organiser leur lutte politique. C’est pourquoi, la perspective de la résistance des femmes pour la paix dans notre région dépend en grande partie de la lutte commune contre les systèmes patriarcaux et militaristes qui nous oppriment et de la solidarité dans notre douleur commune. Cette approche remet également en question l’idée réformiste d’inclure les femmes dans la même hiérarchie oppressive pour assurer le succès des négociations ». S.S remarque qu’au fil des décennies, les femmes n’ont pas eu la possibilité d’être représentées ou, dans le meilleur des cas, de contester le processus de négociation androcentrique autour du conflit du Haut-Karabagh : « Alors que la politique intérieure et extérieure a été détournée par les macho-masculinistes et les systèmes élitistes qui visent à renforcer le patriarcat, les femmes qui ont leur autonomie individuelle et qui sont censées faire partie du gouvernement n’ont ni le pouvoir ni l’intérêt de remettre en cause cette dynamique. Par conséquent, la participation des femmes au processus de paix dépend également de leur lutte politique ». 

S.S trouve que la communauté internationale pourrait soutenir cette résistance féministe mais pas en soutenant quelques femmes individuelles à être représentées dans le même système politique pour promouvoir le programme “genre, paix et sécurité” ou pour s’asseoir à la table des négociations : « Nous avons besoin de groupes politiques de femmes qui se tourneront vers la société civile, des groupes politiques de femmes qui renverseront la table existante ! », déclare S.S.

« Construire une résistance transnationale contre la guerre »

Les femmes arméniennes et azerbaïdjanaises sont confrontées à une hostilité historique entre les deux pays. S.S est convaincue que malgré cet obstacle, il est possible de construire une résistance transnationale contre la guerre en trouvant la solidarité et la transversalité dans leur reconnexion commune. « Les défis et, dans une certaine mesure, le chagrin commun et la hiérarchie des pertes auxquels les femmes arméniennes et azerbaïdjanaises sont confrontées peuvent être le point de départ de la construction d’une résistance transnationale contre la guerre. Alors que les émotions sont vives, que les traumatismes renouvelés de la guerre de 2020 sont encore frais, et que les insécurités constantes et la situation de conflit sont en jeu, il est difficile de s’attendre à des changements soudains. Néanmoins, en ces temps difficiles, nous devons trouver la solidarité et la transversalité dans notre reconnexion commune, reconnecter nos communautés et changer les récits populaires sur les conflits. »

S.S. fait remarquer qu’historiquement, les initiatives personnelles de femmes en faveur de la paix n’ont jamais été prises en compte dans le processus de prise de décision politique en raison de la structure sexospécifique en place. Les organisations de femmes de la société civile en Arménie et en Azerbaïdjan ont tenté de renouer le contact, mais une fois que la guerre de 2020 a commencé, ces collaborations fragiles se sont également évaporées. Cependant, depuis 2020, certains activistes et universitaires de confiance cherchent un espace et un terrain différents pour la paix, la réconciliation et la justice entre les communautés arménienne et azerbaïdjanaise. « Ces efforts sont un premier pas vers la participation des femmes à la résolution des conflits et la construction d’une paix durable », souligne S.S. Malgré les obstacles persistants, elle continue de son côté à contribuer à l’étude et à l’analyse du contexte politique et social de notre région afin de rechercher des moyens alternatifs de mobilisation pour la paix, la justice et la réconciliation. « Je crois qu’en reliant les théories et les pratiques féministes, les possibilités de transformer les récits hégémoniques des conflits seront plus faciles à mettre en œuvre et que la demande de paix deviendra collective ».

« Le nationalisme entrave les efforts de paix au Caucase du Sud »

En revenant sur la crise humanitaire à laquelle fait face le Caucase du Sud à la suite du blocus en cours du corridor de Latchine depuis plus de 100 jours, l’unique route reliant le Haut Karabagh à l’Arménie, S.S. voit une menace constante et un sentiment d’insécurité pour la population du Haut-Karabagh, rendant l’accord de paix impossible. « La position nationaliste et vague de la société civile et de l’opposition politique en Azerbaïdjan montrent à quel point il est difficile de trouver un accord de paix. L’alternative à la politique hégémonique du gouvernement azerbaïdjanais est pratiquement inexistante. Ces développements remettent également en question le rôle fonctionnel des forces de maintien de la paix russes et les intérêts des acteurs politiques régionaux qui rejettent la solution de compromis du conflit ».