Par Taline Papazian
Le ministère arménien de l’Éducation, des Sciences, de la Culture et du Sport est actuellement au cœur d’une polémique en raison de la controverse entourant certains manuels scolaires. En cause, un manuel d’histoire pour les élèves de septième année (13 ans) critiqué pour ses inexactitudes et un manuel de “langue arménienne”, dont certaines des couleurs de la couverture rappellent le drapeau de l’Azerbaïdjan. La proposition du Premier ministre arménien Nikol Pashinyan, de renommer le cours d’ « Histoire des Arméniens » en « Histoire de l’Arménie » est venue ajouter de l’huile sur le feu, au moment où il est également question de changer certains éléments du Préambule de la Constitution.
La discorde autour des manuels scolaires utilisés dans le système éducatif public, contenant des éléments et matériaux jugés incohérents et des erreurs, voire des distorsions historiques, touche des problèmes profonds d’écriture et d’enseignement de l’histoire. Le grand écart entre des critiques de fond, absolument essentielles à l’évolution de la discipline dans le contexte national, et des épiphénomènes anecdotiques mais néanmoins gênants, est en lui-même révélateur de l’absence d’espaces intellectuels et institutionnels solides permettant aux débats de fond d’exister et aux problèmes de trouver des solutions. Hormis des exceptions notables – universitaires et académiciens dont la connaissance et les travaux sont reconnus internationalement – l’écriture et l’enseignement de l’histoire en Arménie souffrent de tous les maux d’un post-soviétisme qui n’a pas fait son travail de réflexion critique et de nettoyage. Ni “déstalinisée” ni désidéologisée, l’histoire est écrasée sous le folklore des légendes et des mythes nationaux et utilisée comme un simple outil politique. La polémique noie ce qui aurait dû être un débat d’abord initié par et parmi les représentants de la discipline puis étendu à la société et discuté en concertation avec les pouvoirs publics. Des questions fondamentales sur les rapports entre nation et État et sur la mission de l’État dans l’enseignement de l’histoire, qui auraient dû faire l’objet de débats au moment où l’Arménie n’était pas menacée dans son existence, reviennent aujourd’hui chargées d’incertitudes.
En début d’année académique 2023-2024, le Ministère arménien de l’Éducation, des Sciences, de la Culture et des Sports a dévoilé une nouvelle édition du manuel d’histoire destinée aux élèves de septième année. Cette publication a suscité de vives controverses, attirant les critiques de nombreux spécialistes sur le fond – des erreurs sur la cartographie par exemple- ainsi que des plaintes de la part des parents. Le collectif d’auteurs s’est défendu en mettant en avant des “délais trop courts” de rédaction et de publication, mais sans apporter de réponse satisfaisante sur le fond des arguments. Malgré les appels à retirer le manuel et à en produire un nouveau, le ministère a choisi de publier des listes de corrections, ce qui rend le manuel assez largement impraticable tant pour les élèves que pour les enseignants.
Dans ce contexte, le Premier ministre Nikol Pashinyan a annoncé qu’un groupe d’experts avait proposé au ministère de l’Éducation de renommer le cours d’ « Histoire arménienne » en « Histoire de l’Arménie », arguant que le premier terme suggère une séquence d’épisodes étatiques dans un contexte d’absence d’État, tandis que le second implique une continuité étatique entrecoupée de périodes d’absence d’État. Le ministère de l’Éducation a rapidement soumis cette proposition à une consultation publique, provoquant des protestations et des inquiétudes parmi une large frange de la société. Les inquiétudes portent sur une démarche précipitée et déconnectée des intérêts nationaux, éducatifs et étatiques, sans consultation approfondie de la communauté scientifique et éducative. Certains voient dans ces changements des motivations politiques risquant de porter préjudice non seulement au système éducatif, mais aussi à la perception de l’histoire nationale arménienne.
Le terme actuellement en usage pour désigner cette discipline d’enseignement général, « Histoire des Arméniens » (Hayots patmoutioun), est la version en arménien moderne du terme issu de l’arménien classique (grabar). Le terme actuel englobe à la fois l’histoire de l’Arménie moderne, y compris sous ses formes étatiques au XXème siècle et l’histoire des Arméniens comme entité civilisationnelle et géographique (lernachkharh), largement déconnectée dans son histoire de forme proto-étatique propre. Cette dualité est également répandue dans l’usage grabarien et est riche non seulement de tradition, mais aussi d’une valeur heuristique. Elle désigne l’histoire globale d’un peuple caractérisé par la dispersion et la longue durée et permet de mettre en lumière des éléments de continuité entre les époques actuelles et passées de l’histoire arménienne. Ce dernier aspect est sans doute le plus problématique, car il peut donner lieu à des anachronismes interprétatifs, en particulier nationalistes. Mais qu’apporterait un changement de nom de la discipline à ce véritable problème ?
Au-delà du nom, les inquiétudes portent en fait sur le contenu qui serait donné à cet enseignement : en passant de l’histoire des Arméniens à l’histoire de l’Arménie, les manuels scolaires feront-ils tout simplement l’impasse sur tout ce qui tombe hors de la géographie et de l’histoire de l’Arménie soviétique et post-soviétique ? Une telle amputation serait incompréhensible et destructrice. Autant il est indispensable de revoir l’historiographie soviétique et post-soviétique et de la critiquer pour faire avancer la discipline historique dans son ensemble et notre compréhension des événements historiques -y compris parmi ceux que nous pensons les plus évidents ou les mieux connus-, autant il serait absurde de vouloir faire table rase de tout pour des objectifs de court terme qui n’ont rien à voir ni avec l’enseignement ni avec la recherche historique.