Constitution : au lieu d’un débat, une cacophonie

Par Taline Papazian

Au tout début du mois de février 2024, le Président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, a critiqué des dispositions contenues dans la Constitution de l’Arménie qui oblitéreraient, selon lui, la possibilité d’un accord de paix. En cause, deux points du Préambule de la Constitution de l’Arménie issus de la Déclaration sur l’Indépendance de 1990. Un premier point fait référence à la décision sur la réunification du Haut-Karabakh et de l’Arménie de 1989. Un second point mentionne le rôle de l’Arménie dans la reconnaissance internationale du Génocide des Arméniens. Une cacophonie a démarré, dont le gouvernement est en partie responsable, car il a mélangé une polémique stérile sur les armoiries de la République à ces questions de fond, empêchant la tenue d’un débat. L’absence de débat rationnel depuis 2020 est une constante particulièrement néfaste qui ajoute fracture sur fracture au sein de la société arménienne.

La possibilité d’un changement du Préambule de la Constitution de l’Arménie est en discussions. Du point de vue du rapport de forces, la demande de l’Azerbaïdjan est logique. L’Azerbaïdjan fait son possible pour que l’Arménie détricote son histoire du conflit du Haut-Karabakh et accepte formellement sa défaite. Quant aux deux points problématiques, ils sont des questions politiques de fond tenant à l’articulation entre Nation et État et à ce qu’il est possible de faire à un moment donné. Ces débats ont existé parmi ceux qui ont porté le nouvel État indépendant, avant de disparaître à la fin des années 1990. Dans le contexte actuel, leur résonance est émotionnelle. Les perspectives de paix dépendent entièrement de l’équilibre du rapport de forces. Ce rééquilibrage demande un travail assidu et systématique pour utiliser toutes les possibilités de partenariats transformatifs des forces armées et pour passer à une vision de la sécurité complète et intégrant la société dans son ensemble.

En mêlant à la question de réévaluer les dispositions sur la réunification du Haut-Karabakh et de l’Arménie d’une part et sur la reconnaissance du génocide des Arméniens d’autre part, une polémique stérile sur les armoiries de la République, le gouvernement a rendu le débat confus et inaudible. Évacuons d’emblée l’affaire des armoiries de la République. Les armoiries sont une composition artistique et symbolique, porteuse d’héritage y compris spirituel, sans aucune portée ni programmatique ni opérationnelle. Il ne viendrait à l’esprit de personne de demander à un pays de modifier ses armoiries sous prétexte qu’elles exprimeraient des revendications territoriales. On se croirait revenu à l’époque de la fameuse anecdote rapportée par Nikita Khrushchev, secrétaire général du Parti communiste de l’URSS, dans ses Mémoires. En réponse à une remarque d’un représentant turc sur l’utilisation de l’Ararat sur les bouteilles de cognac arménien, ce dernier avait répondu : « Et pourquoi avez-vous une lune sur votre drapeau ? Après tout, la lune n’appartient pas à la Turquie, même pas à moitié. Avez-vous l’ambition de prendre tout l’univers ?”. La polémique s’était arrêtée net.

La Déclaration sur l’Indépendance en elle-même n’est pas modifiable. C’est un texte fort, symbolique et en partie programmatique qui « déclare le début du processus d’établissement d’un Etat indépendant ». Il porte l’esprit de son temps, du mouvement pour la libération nationale de l’Arménie des années 1988-1991, né de la question du Haut-Karabakh avant de devenir celle pour la souveraineté puis l’indépendance de l’Arménie. Que l’Azerbaïdjan ait gagné la bataille de 2020-2023 ne peut pas changer cette histoire. Quant au point 11 qui stipule que « la République d’Arménie soutient la cause de la reconnaissance internationale du génocide des Arméniens de 1915 en Arménie Occidentale et en Turquie Ottomane », il avait fait l’objet d’âpres débats parmi les députés. La Turquie, qui a rapidement reconnu l’indépendance de l’Arménie en 1992, a toujours exprimé des inquiétudes quant à d’éventuelles revendications territoriales à son encontre. Ces inquiétudes ont fait partie de toutes les discussions sur la normalisation des relations entre les deux États. Elles sont aujourd’hui exprimées par la bouche du président azerbaïdjanais, car la Turquie n’a pas besoin à ce stade de le faire elle-même.

La question qui demeure donc porte sur changer ou ne pas changer l’articulation à la Déclaration sur l’Indépendance posée dans le préambule de la Constitution de l’Arménie. Si les propositions faites sur le fond sont dans l’intérêt de l’Arménie aujourd’hui, alors oui. À ce stade, ces propositions n’ont pas été faites et un débat digne de ce nom peine à exister. Sur un plan strictement conjoncturel, le gouvernement n’a pas la popularité requise pour porter un éventuellement changement constitutionnel. En cas de référendum sur la Constitution, un taux d’abstention important et/ou un vote de défiance du gouvernement sont à prévoir. Dans un cas comme dans l’autre, l’issue du débat serait un nouvel échec et donnerait des prétextes à l’Azerbaïdjan pour accuser les Arméniens de nourrir des revendications territoriales et du « revanchisme » -un revanchisme qu’Ilham Alyiev fait tout pour faire exister, ceci dit en passant.

Nonobstant, est-il utile pour les Arméniens d’avoir un débat sur ce que devrait être le rôle de l’Arménie et celui de la diaspora dans les actions pour la reconnaissance du génocide de 1915 ? Sur la place de la mémoire dans une politique d’État ? Sur qui doit porter aujourd’hui la question du droit au retour des Arméniens au Haut-Karabakh alors qu’il n’y en a plus sur place et que l’Arménie n’a pas les moyens de porter cette question ? À ces questions complexes qui touchent à la mission et au rôle d’un État et d’une nation –deux réalités différentes dans le cas des Arméniens- il faut un débat serein. Le gouvernement de Pashinyan n’est pas en capacité de le porter–sans même mentionner l’opposition-, pour au moins deux raisons : capitale politique et capacités de gestion des problèmes existentiels de l’Arménie trop faibles. L’histoire du génocide des Arméniens comme celle des Arméniens du Haut-Karabakh devraient enseigner aux Arméniens la mesure d’un État souverain.

Concernant les perspectives de paix : elles ne se rapprocheront pas du fait d’un changement constitutionnel ; elles s’éloigneraient un peu plus dans le cas d’un non changement. En miroir, l’Arménie pourrait également formuler des objections quant à un certain nombre de textes constitutifs de l’Azerbaïdjan qui contiendraient des revendications sur le Syunik et des incohérences territoriales. En réalité, ni cette concession ni aucune autre ne rapprochera la paix de l’Arménie tant que le déséquilibre du rapport de forces entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ne sera pas réduit. Ce rééquilibrage ne passe pas par des achats d’armes à droite à gauche ni des mesures éparses d’amélioration des forces armées. Il demande un travail assidu et systématique pour utiliser toutes les possibilités de partenariats transformatifs des forces armées et pour passer à une vision de la sécurité complète et intégrant la société dans son ensemble. On a des doutes sur l’existence de ce travail, et même sur la résolution politique à suivre un tel chemin.