De Londres à Erévan en passant par Kyiv

La cérémonie de prestation de serment des élèves-officiers de l`Université militaire Vazgen Sargsyan

Par Taline Papazian

Le 28 novembre 2023, la Grande-Bretagne et l’Arménie ont signé un accord de coopération assez large comprenant un volet défense. La formation d’un certain nombre de personnels militaires et policiers en Grande-Bretagne y est prévue, ainsi que des cours de leadership à destination d’officiers junior et senior. Ceci ne dispense pas le gouvernement arménien de prendre sans attendre des mesures de court-terme nécessaires pour augmenter la résilience des forces armées dans la situation de guerre non déclarée du pays. Le Lieutenant-Colonel britannique Glen Grant (retraité), conseiller auprès de l’armée ukrainienne et coopérant avec l’Ukrainian Institute à Londres, en a évoqué certaines dans une interview donnée à civilnet parue le jour de la signature de l’accord avec la Grande-Bretagne.

L’intérêt de la Grande-Bretagne pour l’Arménie sort des sentiers battus. Partenaire économique et diplomatique clé de l’Azerbaïdjan dès la fin de la 1ere guerre du Haut-Karabakh, Londres est devenu un soutien du régime azerbaïdjanais à la fin des années 2000. Si pour l’Arménie, briser l’isolement diplomatique est vital, côté européen, on sent un souhait de diversifier les actions et les partenaires au Caucase du sud, après le coup de force azerbaïdjanais de septembre 2023 contre l’Artsakh. Les différents accords de coopération dans le domaine de la défense, avec des pays de l’OTAN ou non, mettent tous l’accent sur la formation comme mécanisme de réformes dans les forces armées. Cette politique de long-terme ne dispense pas de changements immédiats à impact rapide. Une guerre totale, telle que l’Arménie en a connue en 2020, ou hybride, telle qu’elle les connait depuis, doit impliquer l’ensemble de la société en ordre de marche. Les modèles les plus pertinents pour l’Arménie, juge Grant, sont « Israël pour la tech et l’Estonie pour l’organisation de la réserve ».

L’intérêt de la Grande-Bretagne pour l’Arménie sort des sentiers battus. Partenaire économique et diplomatique clé de l’Azerbaïdjan dès la fin de la 1ere guerre du Haut-Karabakh, dans une tradition qui remonte au boom pétrolier de Bakou à la fin du XIXᵉ siècle, la British Petroleum est un partenaire de premier plan de SOCAR, le consortium public de l’exploitation et l’exportation des hydrocarbures azerbaïdjanais. A la fin des années 2000, les liens économiques et financiers sont si importants que la Grande-Bretagne devient un soutien du régime azerbaïdjanais. Londres abrite une partie des actifs financiers et immobiliers du clan Aliyev et joue un rôle de premier plan dans les instruments de la « diplomatie du caviar » azerbaïdjanaise. Que dire enfin de la signature, peu de temps avant le début de la guerre de 2020, de contrats miniers au Haut-Karabakh par l’Anglo-Asian company, société minière anglaise douteuse opérant en Azerbaïdjan, et d’une série d’autres en 2022, après la mise de la région sous blocus ? L’activation de la diplomatie arménienne avec la Grande-Bretagne est donc intéressante à plus d’un titre : si pour l’Arménie, rompre l’isolement est vital, côté européen, on sent un souhait de diversifier les actions et les partenaires au Caucase du sud après le coup de force azerbaïdjanais de septembre 2023 contre l’Artsakh.

Ce n’est pas un hasard si les différents accords de coopération dans le domaine de la défense, avec des pays de l’OTAN ou non, mettent tous l’accent sur la formation comme mécanisme de changement crucial dans les forces armées. L’éducation militaire adoptée par l’Arménie est calquée sur le modèle postsoviétique russe. Non que celui-ci soit absolument mauvais, mais, d’une part il est moins performant que beaucoup d’autres et d’autre part – et c’est le problème principal- il n’est pas adapté pour produire le type de forces armées dont l’Arménie a besoin. La montée en qualité et le changement de culture professionnelle induits par des systèmes éducatifs alternatifs seront des facteurs clés du renouvellement des officiers arméniens à moyen-long terme.

Parmi les héritages particulièrement néfastes : l’absence de culture de l’honnêteté dans la reconnaissance d’un échec. Partageant son expérience aux côtés de l’armée ukrainienne, le Lieutenant-Colonel Grant estime que « l’armée ukrainienne commence maintenant à fonctionner d’une autre manière, et c’est parce que l’état d’esprit change ». L’implication de civils compétents dans l’armée, venus de domaines divers, favorise ce changement de mentalité. Deuxième héritage néfaste : l’absence de souci pour la vie humaine. Il y a là plus qu’un principe humaniste. Dans un système soviétique et russe où les gens sont des numéros, ni l’adéquation compétences-poste occupé ni la promotion au mérite ne peuvent exister. Les témoignages sur des affectations de postes illogiques pendant la guerre de 2020 sont légion. D’après Grant, le ministère de la Défense en Arménie est encore dans une vision soviétique, où la société est faite de nombres à appeler en cas de guerre, sans cartographie des ressources humaines et de leur employabilité.

Troisième héritage néfaste : l’absence de responsabilité (accountability) pour les erreurs ou les dysfonctionnements envers la société. Après la défaite de 2020, il n’y a pas eu de comptes rendus à la société. Un jugement net et sans appel sur les responsabilités militaires de la défaite n’a pas été prononcé. Une commission parlementaire sur la guerre de 2020 est en travaux depuis près de deux ans. Sans sous-estimer la longueur du travail d’auditions ni les ramifications, y compris à l’étranger, auxquelles certains témoignages ont sans aucun doute donné lieu, le temps passant jette des doutes sur la détermination de cette commission à énoncer clairement les responsabilités diverses dans les dysfonctionnements financiers, organisationnels ou éducatifs de la guerre des 44 jours.

Plutôt que de réforme, le Lieutenant-Colonel Grant parle de changement et de réparations rapides : « changer de focale pour comprendre ce que l’ennemi peut et va te faire. Le changement, c’est les yeux dans les yeux et pas des discussions à n’en plus finir ; c’est faire ce qu’il faut parce qu’on en a besoin. » A ceux qui diraient que l’Arménie étant en guerre, il faut attendre, Grant répond que ne rien changer, c’est être sûr de tout perdre. Il donne trois exemples de changements. Premièrement, nommer les 3 meilleurs officiers commandants de brigade, peu importe leur grade d’origine ou leur diplôme. L’infanterie est clé pour l’Arménie puisqu’il s’agit de tenir les frontières. Deuxièmement : coordonner les formations entre les différents corps d’armée, jusqu’à être aussi précis et rapides que les écuries de F1 au moment du changement des pneus. Troisièmement : choisir les trois meilleurs diplomates pour aller faire le tour de tous les pays qui peuvent être des alliés potentiels et frapper à leurs portes jour et nuit.

La leçon la plus importante apprise d’Ukraine, témoigne le Lieutenant-Colonel britannique, est que la guerre menée en Ukraine implique toute la société. En réalité, les chercheurs et les spécialistes des conflits de l’ancien espace soviétique ont depuis longtemps analysé cette propension dans des conflits considérés comme mineurs ou périphériques, y compris ceux du Haut-Karabakh. En 2020 encore, les Arméniens ont vécu cet engagement inter-social –et en l’occurrence même pan-national- de différentes couches et secteurs de la société dans la mobilisation à l’effort de guerre, de la confection des sacs de couchages pour les soldats et les volontaires par des couturières professionnelles ou bénévoles, à la collecte de nourriture et de cigarettes à la sortie des écoles. Si les avancées technologiques sont certes déterminantes dans le rapport de forces militaire, elles n’ont pas rendu obsolète la mobilisation sociétale dans la guerre, au contraire : cette dernière fait partie des capacités de résilience psychologique et informationnelle. En Ukraine, qui pourtant ne manque pas d’alliés, la nourriture, les vêtements et l’argent, y compris pour des drones utilisés sur le front, des mortiers et des munitions, sont aussi collectés par des particuliers, y compris des enfants pour leurs pères combattants. En un mot, le ministère de la Défense ne peut pas faire la guerre tout seul.

L’observation de Grant est intéressante, car elle révèle à quel point ce trait avait complètement échappé aux militaires occidentaux avant la guerre de la Russie contre l’Ukraine de 2022. Auparavant, la mobilisation de toute une société dans la guerre pouvait être interprétée, à tort, comme le signe d’un régime autoritaire ou militariste. Ce changement de disposition est une bonne nouvelle pour les communautés arméniennes d’Europe et des États-Unis, à plus d’un titre.

L’implication des civils concerne également les transferts de compétences. Pour l’Arménie, Grant cite le potentiel « des garçons et des filles du secteur des IT » et plus généralement, la nécessité de « brancher les talents du civil sur le militaire ». Il fait référence à deux exemples particulièrement pertinents pour l’Arménie : Israël et l’Estonie. « Israël pour la high-tech et l’approche incluant toute la nation ; et l’Estonie pour l’efficacité des structures de réserve maintenue en temps de paix et transférables en temps de guerre ». En réalité, l’Estonie a bénéficié, immédiatement après la chute de l’URSS, d’une instruction directe par les Finlandais, souvent en coordination avec les Américains et les Britanniques, et l’exemple finlandais revient souvent chez les experts arméniens qui plaident pour des réformes structurelles de la conception de la sécurité en Arménie. Mais, comme le souligne Grant, la décision du changement ne peut venir que des Arméniens eux-mêmes, du gouvernement d’abord, et de la société avec lui, qui doit demander pour obtenir.

La signature d’un accord de coopération de défense avec un des pays occidentaux leaders dans la guerre contre la Russie, alors que l’Arménie a une base militaire russe sur son sol et des garde-frontières russes déployés en plusieurs points de son territoire, doit être perçue à la fois comme une fenêtre d’opportunité et comme producteur de nouveaux défis. De manière générale, les pays occidentaux qui aujourd’hui semblent disposés à aider l’Arménie dans le secteur de la défense et à réduire sa dépendance par rapport à la Russie, ne poursuivront leur engagement que si l’Arménie fournit un travail substantiel de changement en retour. Interrogé à ce sujet lors d’une session de plusieurs heures de réponses à des questions posées par les citoyens le 24 novembre, le Premier Ministre Pashinyan est resté trop vague sur les réformes extensives en cours dans l’armée. Leur rythme n’est pas satisfaisant. Depuis la défaite de 2020, Erevan a progressé dans l’équipement de ces forces, mais n’a pas réussi à les réorganiser. Il lui manque également toujours une nouvelle doctrine de sécurité qui tarde à être adoptée et qui indiquerait enfin clairement la conception adoptée par l’Arménie en la matière.