Par Taline Papazian
Le 10 janvier 2024, Ilham Aliyev a donné une « conférence de presse » – faute d’un autre terme pour décrire l’exercice- à six chaînes de télévision nationales dont les représentants ont fait religieusement cercle autour de lui pendant deux heures. Faire le catalogue des passages agressifs et belliqueux est inutile. L’Arménie a formulé deux lignes rouges en 2021. Premièrement, un passage entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan devra respecter les lois de la République d’Arménie sur la portion passant par son territoire. Deuxièmement, un traité de paix devra poser les grands principes de la délimitation des frontières. Le Premier ministre arménien a réagi le 13 janvier en qualifiant ces propos d’ « atteinte sérieuse au processus de paix ». Aucune nouveauté dans le discours d’Aliyev qui, campé dans son personnage de grand chef victorieux, a offert à son public la mise en bouche de sa campagne présidentielle, lancée le 15 janvier.
Aucune nouveauté dans ce discours. Aliyev a campé le volet extérieur de sa « campagne » présidentielle sur des positions intransigeantes, agressives et illégitimes dans ses prétentions sur l’Arménie. Nous ne les balaierons pas d’un revers de main en disant que ce discours est destiné à un auditoire interne, la légitimité du régime faisant littéralement corps avec l’écrasement des Arméniens en la personne d’Aliyev. Des sept candidats en lice, aucun ne représente les partis d’opposition traditionnels azerbaïdjanais, qui boycottent ces élections anticipées. Les deuxième et troisième candidats sont des députés du Milli Mejlis ayant toujours exprimé un soutien inconditionnel au président. Ces élections se dérouleront également dans la région du Haut-Karabakh -avec on ne sait quels résidents-, histoire d’y formaliser l’autorité présidentielle. Pour la société civile azerbaïdjanaise, écrit Bahruz Samadov, « les choses ne peuvent aller que vers le pire. » Contre les Arméniens, la tentation de faire ce qui est dit est toujours grande, d’autant plus que Bakou en a les moyens et que rien de tangible n’est venu freiner ni sanctionner son agressivité en 2023. Du point de vue des intérêts du clan Aliyev, garder les apparences d’un processus de paix donnera une caution internationale au régime, tandis qu’en interne, la part de la société azerbaïdjanaise mécontente de la situation économique et sociale du pays est en hausse. Dans ce type de situation, le bellicisme est un outil de sauvegarde du régime. La rhétorique belliqueuse d’Aliyev s’autonourrissant, à un moment donné, il devient nécessaire de passer de nouveau à l’agression armée pour canaliser de possibles mécontentements internes vers l’ennemi extérieur.
Le processus de négociations continue sa marche heurtée. Le projet de texte d’un éventuel traité poursuit sa navette entre Bakou et Erevan, en dépit des « reculs » récents notés par Armen Grigoryan le 8 janvier. La prochaine réunion de la commission intergouvernementale sur la délimitation des frontières a été fixée pour fin janvier 2024. En dépit des déclarations d’Aliyev contre toute médiation occidentale et des remous diplomatiques causés par les accusations d’espionnage américain et français en Azerbaïdjan, on attend de savoir si une réunion aura lieu à Washington, comme Aliyev semble s’y être engagé début décembre 2023 auprès de James O’Brien, chargé des Affaires européennes et eurasiennes pour le Secrétaire d’État américain. Toutes les options sont devant l’Azerbaïdjan pour 2024 : une paix minimale, une nouvelle guerre ou l’entre deux que nous connaissons.
Pour l’Arménie, les paramètres objectifs sont inchangés. Elle reste la partie faible et celle qui, à court terme, a le plus besoin de paix. L’Arménie a besoin de se reconstruire, encore plus depuis la perte de l’Artsakh et l’arrivée de 100 000 réfugiés –auxquels s’ajoutent les 25000 de la guerre de 2020- qui doivent vivre et s’intégrer dans le pays. Elle est toujours celle qui n’a pas d’allié tangible, au mieux quelques « amis », face à deux ou trois adversaires de taille. L’Arménie doit donc tenter de faire pencher les préférences d’Aliyev pour la paix plutôt que pour la guerre et, surtout, de faire monter l’intérêt de toutes les parties extérieures à la stabilisation du Caucase du Sud.
L’Arménie a formulé deux lignes rouges depuis 2021-22. Premièrement, le passage entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan devra respecter les lois de la République d’Arménie sur la portion passant par son territoire. Deuxièmement, le traité de paix devra poser les grands principes de la délimitation des frontières, y compris un accord sur les cartes de référence, avant que le long travail de délimitation proprement dit démarre. Concernant le premier point, le « corridor du Zanguezour », qui avait provisoirement été mis en sourdine par l’administration Aliyev le temps de faire oublier son coup de force contre le Haut-Karabakh, est demandé avec forces russes pour en assurer la sécurité. Concernant le second, le président azerbaïdjanais veut maintenir le flou sur la frontière pour tenir l’Arménie au bout du canon. Mais enfermer les discussions dans un jeu à somme nulle comme il le fait hypothèque les négociations et avec elles, l’avenir de toute la région.
L’Azerbaïdjan a une route pour aller au Nakhitchevan qui passe par l’Iran et est soumise au droit iranien. On voit mal pourquoi il en irait différemment du passage par l’Arménie. Est-ce que l’Arménie pourrait convaincre l’Azerbaïdjan que dans cette affaire des « troupes russes », leur intérêt converge sur le moyen terme ? Il est possible qu’Aliyev soit désormais aux prises avec un « dilemme du dictateur » tel que hormis la sauvegarde du régime peu de considérations entre en ligne de compte. On comprend bien qu’Aliyev a hâte de se débarrasser des soldats russes restés en Azerbaïdjan qui n’ont plus d’objet de mission –assurer la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh-, mais qu’il semble s’être engagé à attendre 2025 pour mettre fin à leur mandat. Dans un jeu à somme nulle avec l’Arménie, la solution la plus avantageuse pour Bakou est de contraindre l’Arménie à accepter la vision azérie du corridor du Zanguezour avec déploiement des forces russes à la clé. Mais dans un jeu à sommes positives, Bakou admettrait qu’il n’est dans l’intérêt d’aucun des pays du Caucase du Sud de voir le nombre de soldats russes augmenter dans la région, même pas pour le relativement plus puissant Azerbaïdjan. Il serait préférable pour les trois États caucasiens, comme pour la Turquie et pour l’Iran, que la Russie n’ait pas de troupes supplémentaires en Arménie.
L’Arménie et l’Azerbaïdjan partagent, quoiqu’à un degré inégal aujourd’hui, un intérêt pour circonscrire le rôle de la Russie par rapport à leur politique étrangère d’États indépendants. Plus généralement, les deux pays doivent se garder de jouer le rôle de proxy dans les grandes guerres qui secouent la planète. L’Azerbaïdjan a une politique étrangère assez diversifiée, capable de faire jouer ses intérêts par rapport à la Russie sans faire de la Russie son ennemi. L’Azerbaïdjan joue cependant un jeu dangereux de proxy russe qui risque de s’accentuer s’il reste dans un jeu à somme nulle avec l’Arménie, à l’image de ce qui s’est passé pour l’Arménie dans les années 2000. Erevan comme Bakou devraient chercher à faire en sorte que la Russie ne s’oppose pas à un traité de paix. Se soutenir réciproquement dans leur souveraineté serait dans l’intérêt des deux pays et d’une vision de long terme d’une véritable région pour le Caucase du Sud.
L’Azerbaïdjan aspire à ce que le traité de paix reconnaisse et grave dans le marbre sa position de puissance régionale. Témoins, les discussions de décembre 2023, dans lesquelles la demande azerbaïdjanaise concernant la COP29 a permis à l’Arménie de récupérer une trentaine d’otages. La différence de taille des enjeux entre les deux pays est parlante. Mais il est également important de noter l’intérêt de Bakou pour les questions de décarbonisation de l’économie, qui représentent un enjeu majeur de la santé économique de l’Azerbaïdjan dans les années qui viennent, sujette à caution. Ce résultat est la démonstration que quand l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’abordent dans un jeu à sommes positives, des accords sur de petits points peuvent être trouvés, qui devraient permettre d’avancer progressivement vers des points plus difficiles.
L’Azerbaïdjan veut et cherche à réduire au maximum le rôle des médiateurs occidentaux. Les discussions bilatérales de décembre ont amené un résultat tangible. Elles ont donné un argument à Bakou en ce sens. Est-ce mauvais pour l’Arménie ? Ce qui est bon pour l’Azerbaïdjan, n’est pas forcément mauvais pour l’Arménie et vice-versa. Rappelons d’abord que toutes les occasions de dialogue direct entre officiels arméniens et azerbaïdjanais sont à prendre, et même à créer. Avoir des canaux de discussion directs avec son adversaire est une nécessité. Dans la situation présente, Bakou ne veut pas des Européens, et Erevan ne veut pas de la Russie. Si Erevan refuse de discuter avec Bakou, Bakou utilisera Erevan comme monnaie d’échange dans ses transactions avec la Russie. Des discussions bilatérales doivent donc avoir lieu, à charge pour les Arméniens de remuer ciel et terre pour trouver des formes complémentaires d’engagement des médiateurs occidentaux permettant l’applicabilité d’un traité éventuel. Ces discussions doivent s’accompagner d’une internationalisation maximale du processus de stabilisation du Caucase du Sud en vue d’obtenir le soutien au développement et à la stabilité de l’Arménie sur le long-terme. Les composantes économiques, logistiques et de transports de la paix régionale intéressent tous les pays de la région et au-delà, la grande Eurasie.