La diplomatie iranienne au Caucase du sud : des intérêts, mais aussi des racines

Autoroute Horadiz- Jabrayil- Aghband reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchévan, mai 2022

Par Taline Papazian

L’ambassadeur iranien à Erévan, Mehdi Sobhani, nommé fin juillet 2023, a donné une interview sur civilnet, le 10 novembre. Le choix de ce media indépendant et reconnu pour son sérieux, mais dont l’audience est prioritairement « occidentale », est intéressant en soi,d’autant plus que l’interview a eu lieu dans la langue de l’invité. Longtemps considéré comme le pays le plus « amical » parmi les voisins de l’Arménie, son image a été légèrement écornée ces dernières semaines. Pourtant, la politique iranienne est particulièrement constante au Caucase du sud, anciennement partie de l’Empire perse. En dépit de son régime théocratique, qui donne une supériorité à la voix du Chef suprême dans la formulation de la politique étrangère, l’Iran n’a pas coupé ses racines historiques. Sa diplomatie se meut avec souplesse et sur la longue durée. Comment comprendre les intérêts de l’Iran dans son nord-ouest caucasien ? 

Depuis l’effondrement de l’URSS et les indépendances de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, la diplomatie iranienne s’est donnée quelques points de permanence. Premier point, la reconnaissance en paroles et en actes de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des nouveaux Etats en est certainement la colonne vertébrale. La position de l’Iran sur le conflit du Haut-Karabakh n’a pas fait exception. Les relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan sont malaisées en dépit de la proximité culturelle et religieuse entre les deux pays. La présence de 20 à 25 millions d’Azéris en Iran, formant la plus grande minorité ethnique du pays, est un point délicat des relations entre les deux pays. Si, pendant la première guerre du Haut-Karabakh, l’Iran n’était pas mécontent de voir les Arméniens du Haut-Karabakh tempérer les velléités irrédentistes de l’Azerbaïdjan sur le nord de l’Iran –appelé à ce moment-là « Azerbaïdjan du sud » par le parti au pouvoir à Bakou-, l’Iran s’est toujours exprimé en faveur de l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan.L’Iran a cherché à jouer un rôle de médiateur dans le conflit avant d’être évincé des processus diplomatiques par les Etats-Unis, après le cessez-le-feu de 1994. Cette position s’est invariablement retrouvée aux niveaux les plus officiels en Iran et a été rappelée par l’ambassadeur lors de l’interview à civilnet. Sobhani a néanmoins fait bondir Bakou quand il a précisé que l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan ne l’autorisait pas à piétiner les droits des Arméniens du Haut-Karabakh. Il a continué sur le besoin d’assurer leur sécurité en tant que citoyens azerbaïdjanais et a fait mention du souhait de certains des réfugiés du Haut-Karabakh de voir des acteurs internationaux s’impliquer pour garantir leur retour dans leurs foyers. Il est évident que l’Iran ne souhaite pas une présence internationale à sa frontière. Cette petite estocade est donc à situer dans le contexte de la guerre au Proche-Orient et du partenariat entre Bakou et Tel Aviv. 

Le second point est l’établissement de relations de bon voisinage et de coopération économique et culturelle avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les intérêts sont cependant très différents. L’Iran partage avec l’Azerbaïdjan près de 700 km de frontière, et une large façade maritime sur la Caspienne, bassin de ressources en hydrocarbures. Par comparaison, les 30 km de frontière terrestre avec l’Arménie au Syunik, délimité par l’Araxe depuis le début du XIXeme siècle, sont à la fois ténus et regardés comme intouchablespar l’Iran comme par l’Arménie. Si le marché arménien représente une goutte d’eau, l’Arménie donne en revanche à l’Iran une ouverture vers le marché eurasien et vers les marchés européens. L’Iran a donc tout intérêt à étoffer les relations commerciales avec l’Arménie, qui restent modestes (autour de 700 millions de dollars l’année dernière). Pour l’Arménie, l’Iran est un pourvoyeur d’énergie et une ouverture, par le Golfe persique, vers l’Inde, pays de plus en plus important dans la politique étrangère arménienne.

De ces fondamentaux découle la position iranienne sur la région. Premièrement, l’Iran y regarde avec une très grande méfiance tout changement territorial et/ou géopolitique. L’ambassadeur a de ce fait rappelé la position de l’Iran sur le « corridor » et la région du Syunik : pour l’ouverture de voies de transports et contre tout changement de frontières. Il a également conseillé aux Arméniens de ne pas « se laisser soumettre à une pression psychologique » provoquée par le mot « corridor ». La polysémie du terme provoque un brouillage des réalités et des intentions, en particulier quand il est employé par l’Azerbaïdjan. Sobhani a rappelé en douceur dans l’interview le b-a-ba de la diplomatie : poser et distinguer les termes pour dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ; ne pas réagir par des automatismes et ainsi manquer d’éventuelles opportunités. Second sujet de méfiance traditionnel : l’augmentation présumée de la présence occidentale dans la région, en particulier si celle-ci est américaine ou israélienne. L’Arménie avait ainsi eu à rassurer l’Iran au moment de la décision du déploiement de la mission civile européenne en 2022.

L’Iran développe par conséquent une diplomatie proactive dans le format « 3 + 3 » (Russie, Turquie, Iran + Azerbaïdjan, Géorgie, Arménie). Sur ce point, les visions iranienne, russe et turque concordent. La compétition qui anime ces trois puissances régionales pour dominer le Caucase du sud n’empêche pas leurs intérêts de converger pour tenir l’Occident à l’écart. L’Azerbaïdjan est également favorable à ce format qui peut renforcer le poids de la Turquie dans la région et l’établissement d’une « paix des autocrates ». La Géorgie est contre ce format régional, tandis que l’Arménie y participe tout en cherchant auprès des Européens de quoi mitiger les risques posés par les forces en présence et sa position de faiblesse. Moins d’une semaine après la capitulation du Haut-Karabakh, répondant indirectement au Président Erdoğan qui répétait la nécessité d’ouvrir « le corridor du Zanguezour » le plus rapidement possible, l’Iran a remis sur la table sa proposition d’une route reliant l’Azerbaïdjan au Nakhitchevan. En réalité, une route existait déjà et avait commencé à être retravaillée en 2022. Les deux pays se sont donc mis d’accord, avec l’approbation de la Russie et de la Turquie, pour faire des aménagements sur les voies de passage existantes, en particulier dans la région de Zanguilan, et rendre ainsi la connexion de la route d’Aghband plus rapide. Cette proposition va dans le sens du renforcement des relations économiques entre l’Iran et la Turquie d’un côté et l’Iran et la Russie de l’autre. L’affaire, est-elle close pour autant pour l’Arménie ? Assurément, non. Il reste très important pour elle de développer sa propre proposition concernant les axes de transport régionaux et celui du sud en particulier, pour réduire le risque de subir les velléités étrangères d’un côté et ne pas passer à côté d’opportunités pouvant participer à son désenclavement de l’autre.