Par Taline Papazian
Parmi les réformes de la Police prévues dans le plan de gouvernement de 2021, un projet de création de Garde policière fait l’objet de vives discussions. Après une phase de débats à l’Assemblée en 2022, le projet est entré en phase de débat public cet été. Des institutions européennes, comme le Conseil de l’Europe, des professionnels du secteur et des associations de défense des droits y participent. Leur rôle est de veiller à la conformité de la réforme avec les avancées démocratiques et les droits des citoyens. Dans ce domaine, les critiques sur les insuffisances des réformes de la police et de la justice sont substantielles.
Plusieurs anciens pays soviétiques, dont la Russie, ont une garde nationale dont le but est généralement de protéger le pouvoir en place. Alors que le gouvernement a commencé une réforme de la police de proximité, dont les résultats sont visibles depuis plusieurs années dans les rues de la capitale, le projet de loi sur la création d’une garde policière créé des oppositions dans la société civile arménienne. Une structure de force doit avoir comme mission de protéger les institutions étatiques et de répondre aux besoins de sécurité des citoyens. C’est dans cette frontière ténue que réside le délicat équilibre entre liberté et sécurité qui se pose aux démocraties.
L’élan donné par la révolution de velours de 2018 s’est essoufflé faute de transformation en profondeur de la justice et de la police. La démocratisation est un chemin semé d’embuches dans l’environnement régional de l’Arménie, qui est soumise aux pressions permanentes des agressions territoriales et rhétoriques de Bakou et de la crise avec Moscou. Réciproquement, la sécurité de l’Arménie, y compris extérieure, est organiquement liée au niveau de démocratisation. Sur ce chemin difficile, plus rapides seront les progrès, plus les risques diminueront.
Quel est le contenu du projet de « garde policière » en Arménie ? Lors des débats à l’Assemblée en 2022, le chef de la police avait décrit la mission dans ces termes : être « responsable du maintien de l’ordre public et de la sécurité publique » y compris durant des événements à très larges publics. Par conséquent, la nouvelle législation devrait également réglementer la légalité et la proportionnalité de l’utilisation de la force physique, des mesures spéciales et des armes par les officiers de police lors de ces événements publics. Le climat des manifestations publiques a changé en Arménie après 2018. Auparavant, l’arrivée des « bérets rouges » sur les lieux d’une manifestation signalait sans ambiguïté l’usage de la force. Cet automatisme a été écarté par la révolution de velours. Cependant, le risque d’un usage arbitraire de la force n’a pas été éliminé ni institutionnellement réduit. Un ministère de l’ Intérieur existait jusqu’en 2002.
La police est aujourd’hui directement responsable devant le Premier Ministre. Le gouvernement défend la réintroduction d’un ministère de l’ Intérieur qui comprendrait toutes les forces de police ainsi que cette future garde policière comme une manière d’introduire plus de responsabilité et de « démilitariser » les troupes de l’intérieur. On doit à la mobilisation et au travail continu de la société civile arménienne la difficulté, sinon la quasi-impossibilité pour des policiers d’abuser physiquement des prévenus à Erevan. La situation est moins bonne dans certaines régions. La tentation pour le pouvoir en place d’utiliser une garde policière pour se protéger dans un contexte de baisse continue de sa popularité ne peut pas être négligée. La garde policière risquerait alors de servir à créer un bassin de ressources loyales au gouvernement, entraînant un risque d’instrumentaliser la garde au service du pouvoir en place et non des citoyens.
Côté police, l’ordre émanant du pouvoir en place reste le facteur déterminant : disperser ou non la manifestation. Les questions tenant au professionnalisme des différents corps de polices, bien que fondamentales pour de véritables réformes, ne sont pas ignorées, mais loin d’être réglées. Une garde policière qui aurait en charge la gestion des manifestations nécessiterait des compétences spécifiques (repérage des comportements, adaptation des moyens au profil des individus avec qui les policiers interagissent, les modes d’usage de la force, leur gradation, etc.).
Une réforme de la police en qualité fait partie des exigences de la démocratisation. Pour le moment, ce sont plutôt des changements cosmétiques qui semblent avoir été introduits. Les réformes de la police de proximité, menées depuis un an, peuvent témoigner de difficultés structurelles dans le renouvellement du personnel. Des campagnes publiques incitant aux candidatures ont été lancées.
Les difficultés liées au recrutement se posent jusque dans les profils des postulants : profils psychologiques douteux, usagers de stupéfiants ou personnalités violentes ont été trouvés dans la première année de recrutement. La réforme touche aux mentalités et aux perceptions sur le métier de policier, comme à des facteurs objectifs de compétences, y compris au niveau des commandements, et de salaires. Les procédures d’« attestations », lancées de manière expérimentale auprès des enseignants et des soldats professionnels depuis plus d’une année, seront peut-être à l’avenir introduites dans la police. Le recrutement des femmes, qui représentent une majorité absolue dans la société arménienne, est publiquement encouragé, mais leur présence dans les forces de police reste extrêmement minoritaire.
La tendance extrêmement positive insufflée par la révolution de 2018 s’est essoufflée faute de transformation en profondeur de la justice et de la police. Dès l’année suivante, des signaux politiques contradictoires ont fait douter de la détermination à transformer la justice. Certaines figures odieuses à la société arménienne ont été nommées à des positions politiques par le Premier Ministre pour leur « donner une seconde chance ». Les sanctions administratives pour interférences dans le cours de la justice ou abus de position n’ont pas non plus été appliquées systématiquement. Celle-ci ne peut pas faire l’économie d’un nettoyage des cadres et du personnel, tout en conservant ce qu’il faut pour préserver la mémoire institutionnelle. Une « lustration » du système judiciaire comprenant un processus de vérification des cadres et des fonctionnaires n’a pas été mis en place. Le niveau de la corruption y compris du système judiciaire et ses répercussions sur la sécurité sont incalculables, mais énormes, comme on l’a vu pendant la guerre de 2020.
La démocratisation est un chemin semé d’embuches dans l’environnement régional de l’Arménie. Le risque d’une dé-démocratisation de régimes hybrides dont le système démocratique n’est pas consolidé, existe toujours. Il augmente considérablement quand les voisins les plus puissants sont soit des régimes qui cheminent dans le sens inverse, soit des systèmes autoritaires consolidés. Au Caucase du sud, seuls la Géorgie et l’Arménie font exception. En dépit de choix géopolitiques divergents (la Géorgie souhaite intégrer l’OTAN et l’UE, l’Arménie non), ces deux pays auraient tout à gagner à coopérer activement et substantiellement, y compris par des échanges de pratiques – la réforme de la police en Géorgie a connu des déboires similaires après la révolution des roses, en 2004- , pour se soutenir mutuellement dans ce domaine, y compris contre les pressions venues de l’étranger.
La Géorgie a reçu, le 8 novembre 2023, la promesse de devenir pays candidat à l’Union Européenne. Les demandes de l’UE concernant la « dépolarisation politique » et la « désoligarchisation » de la Géorgie sont aussi pertinentes pour la démocratisation de sa voisine. La démocratisation en Arménie est soumise aux pressions permanentes des agressions territoriales et rhétoriques de Bakou et de la crise avec Moscou. La sécurité de l’Arménie, y compris extérieure, est organiquement liée au niveau de démocratisation en Arménie, et vice-versa. Sur ce chemin difficile, plus rapides seront les progrès, plus les risques diminueront. Ces exigences restent celles des citoyens arméniens.