Incendie de la caserne d’Azat : le gouvernement doit rendre des comptes

La caserne d’Azat incendiée, le 19 janvier 2023 / Photo par GEVORK TUSUNYAN

Au moins 15 soldats sont morts et trois ont été grièvement blessés dans l’incendie d’une caserne dans l’est de l’Arménie le 19 janvier. Cet accident dépasse en ampleur d’autres malheureusement similaires et révèle l’incurie du gouvernement arménien à mettre en œuvre les réformes systémiques des forces armées promises après la révolution de velours et encore plus à la suite de la guerre des 44 jours. Aux citoyens arméniens de demander des comptes pour les vies des ces conscrits, victimes de la négligence du gouvernement.

Le ministère de la Défense de la République d’Arménie a signalé que le 19 janvier, vers 01h30 (heure locale), un incendie s’est déclaré dans une caserne non loin de la petite bourgade d’Azat, dans la région de Gegharkunik. « Le sinistre est le résultat d’une violation des règles de sécurité », a déclaré le ministre de la Défense, Souren Papikian. Selon les premiers éléments d’enquête, l’incendie a éclaté en raison de la combustion du réchaud à l’essence. Si le Premier Ministre s’est empressé de limoger le commandant de l’unité, sa réaction n’est ni suffisante ni adéquate tant tout dans cet accident témoigne de l’indignité des conditions matérielles et de sécurité de ladite caserne à l’absence totale de considération pour l’intégrité physique des soldats. Reste la gestion de ses suites. Si le gouvernement échoue à assumer l’ensemble des responsabilités afférentes à cet accident -morales, politiques et en matière de sécurité- il sera vain d’escompter de réel progrès dans l’état des forces armées. 

« Le résultat de la permissivité et de l’impunité »

Cet accident tragique a suscité une vive réaction parmi les citoyens, au premier chef parmi les familles des victimes. « C’est une honte pour notre pays ! Ce bâtiment n’était pas une caserne, mais plutôt un étable aux fenêtres grillagées. Ce n’est pas normal que nos enfants fassent leur service militaire dans des conditions pareilles. Vous vous rendez compte de ce qu’ils y ont vécu ? Tout cela est le résultat de la permissivité et de l’impunité », déclarait la mère d’un des conscrits à des journalistes.

Quelques heures après l’incident, 10 officiers de l’armée ont été licenciés par le ministre de la Défense. Zhanna Aleksanyan, défenseure des droits de l’homme est une des meilleures spécialistes du pays en termes de violations desdits droits au sein de l’armée, écrit sur sa page facebook: « Le ministre de la Défense Souren Papikyan est obligé de présenter des excuses publiques, de dévoiler les détails de l’affaire, les coupables et d’annoncer que le personnel de commandement sera poursuivi et non simplement démis de ses fonctions », écrit la défenseure des droits de l’homme sur sa page Facebook.

On pourrait ajouter qu’il aurait dû avoir la décence morale de présenter sa démission. L’ancienne habitation hâtivement transformée en caserne après la guerre des 44 jours comprenait une pièce à vivre dans laquelle les 21 soldats de l’unité étaient logés et une pièce servant au stockage. Conditions matérielles déplorables et absence de normes de sécurité, même basiques, a fortiori intolérables dans un bâtiment militaire: des barreaux aux fenêtres, l’absence de seconde sortie et de matériel d’extinction d’incendie. Une enquête pénale a été ouverte (violation des règles de manipulation des substances les plus dangereuses pour l’environnement, ayant causé par négligence la mort de deux personnes ou plus). Aucune arrestation n’a été effectuée jusqu’à présent.

Cet accident n’est malheureusement pas exceptionnel, ni dans l’armée, ni dans la vie civile. En août 2022, l’incendie suivi de l’explosion du marché aux artifices de Surmalu, à Erevan, faisait près de 20 morts. En juillet 2022, un incendie avait éclaté dans l’un des postes militaires de la région de Syunik, coûtant la vie d’un soldat, Palyan Poghosyan. Là aussi la combustion du réchaud avec de l’essence semble être à l’origine de l’incendie. 18 mois plus tard, l’enquête n’est toujours pas achevée, ce qui augure bien mal des suites qui seront données au drame d’Azaտ. Avec l’extension de la ligne de front depuis le 9 novembre 2020, le nombre de casernes à aménager a évidemment drastiquement augmenté. Аlors qu’il y a tout juste un mois, le président de la commission de défense et de sécurité de l’Assemblée nationale, Andranik Kocharyan, invitait l’opposition qui se plaignait de l’équipement des postes de la ligne front à s’assurer par elle-même de l’avancée des travaux, on est consterné par le manque de réalisation en la matière du moins à en juger par l’état des deux casernes touchées en 2022 et 2023. Qu’en est-il des autres? Le gouvernement est en devoir de diligenter immédiatement une mission pour vérifier l’état et le nombre de casernes sur toute la ligne de front, et ce sans “caserne potemkine” et de tenir la société informée.

L’héritage soviétique puis russe, un handicap meurtrier

L’armée arménienne a hérité des tares de l’armée soviétique et a été incapable de s’en extraire étant donnée l’intégration étroite de l’armée russe et arménienne dans la période postsoviétique. Système fermé et inviolable, souffrant difficilement la critique, pouvant facilement jeter l’anathème de la “trahison nationale”. La victoire de la première guerre du Haut-Karabakh a conforté les militaires arméniens dans l’illusion du bien fondé de leurs choix, créant un profond engourdissement. L’armée est par nature un système réfractaire aux réformes. Les éléments de sous-culture criminelle, présents dans l’armée dès les débuts, étaient minimisés sinon complètement niés jusqu’en 2018. Couplé à une corruption endémique et à des choix stratégiques ne convenant absolument pas ni à la démographie, ni à la géographie de l’Arménie, ni au type de conflit armé qu’elle aurait à affronter, les résultats se sont avérés catastrophiques. La guerre des 44 jours en 2022 a mis à bas ces mythes mais sans déboucher sur une remise en cause des erreurs et des fautes, du moins publiquement. L’armée, un des piliers de la société arménienne et de la sécurité du pays, est-elle traitée en priorité absolue par le gouvernement comme il se doit? Le gouvernement a beau jeu de parler de réformes jamais rendues visibles en raison d’une confidentialité bien opportune pour masquer les carences en la matière. Sans réforme en profondeur visant à l’élimination de la culture criminelle et de l’incurie dans l’armée, l’Arménie ne surmontera pas les failles de fonctionnement révélées au grand jour par la guerre de 2020. 

Si les 4000 morts de la guerre de 2020 n’ont pas suffi à mobiliser la société arménienne pour exiger du gouvernement une enquête juste et impartiale sur les causes de la désorganisation des forces armées, de la mobilisation aux réservistes, y compris mais pas seulement en demandant la publication d’une partie des résultats de la commission d’enquête dirigée par la commission de défense de l’Assemblée (sur la guerre des 4 jours comme sur celle de 2020), il est à craindre que les 15 victimes d’Azadi ne marquent qu’un point noir de plus dans la longue liste des dysfonctionnements de l’armée. Il est temps pour les citoyens arméniens, pour ceux qui, bon gré ou mal gré, rempliront leurs obligations militaires, d’exiger la cohérence entre les discours publics sur l’armée “sacrée” et les actes qui ne disent que trop combien l’humain est insignifiant dans ce dispositif. 

Taline Papazian