Par Taline Papazian
Le sommet de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective) s’est ouvert à Minsk le 20 novembre 2023 en l’absence de l’Arménie. La semaine précédente, le Premier Ministre Pashinyan en avait averti le Président biélorusse Loukachenko. L’Arménie a également demandé de retirer de la Déclaration commune les points concernant le plan d’action de l’OTSC « en vue de la pacification du Caucase du sud ». Après avoir essuyé deux refus d’assistance de la part de l’OTSC et de la part de la Russie lors des agressions militaires de 2021 et 2022 contre son territoire, l’Arménie risque désormais de se faire imposer une soi-disant « mission de monitoring » qu’elle ne souhaite pas. Depuis un an, l’Arménie gèle graduellement sa participation à l’OTSC. La position officielle de Erevan est à ce jour la recherche de nouveaux partenariats sans remise en cause de l’orientation géopolitique du pays. L’Arménie souhaite donc se donner du temps, denrée fort rare et fort chère dans le contexte mondial et régional. Met-elle à profit ce temps pour réévaluer sa politique d’alignement, comme l’ont fait de nombreux pays depuis le début de la guerre en Ukraine ?
La guerre en Ukraine a sérieusement modifié la diplomatie internationale de l’alignement. Tandis que l’OTAN s’est en partie ressoudée ; que des pays européens traditionnellement champions du non-alignement, comme la Suède et la Finlande, ont pris la décision d’intégrer l’OTAN ; de nombreux pays non occidentaux ont argué de leur droit au non-alignement dans cette guerre entre « l’Occident collectif » et la Russie. Des puissances régionales ont tiré parti de leur position médiane, voire médiatrice, pour se rendre indispensable aux deux camps et renforcer leur poids régional, l’exemple type étant la Turquie. Des puissances mondiales ont donné à leur diplomatie une inflexion légèrement différente. Tandis que la Chine assume de plus en plus sa rivalité avec les Etats-Unis et a fait de la Russie son obligé, l’Inde, 6ème puissance économique mondiale et première démographique, héraut du non-alignement depuis la guerre froide, a prôné, avec succès, le « multi-alignement » : discuter avec tous. Sauf peut-être le Pakistan, avec lequel l’Inde est en conflit au sujet du Cachemire depuis leur indépendance à la fin des années 1940. Quels sont les aspects de la politique d’alignement de l’Arménie à prendre en compte pour une réflexion sur sa pertinence ?
La participation de l’Arménie à l’OTSC était justifiée à deux titres. Premièrement, la protection de ses frontières extérieures en cas d’agression. Ayant à soutenir les Arméniens du Haut-Karabakh dans la guerre que l’Azerbaïdjan leur imposait, en 1992, l’Arménie s’est tournée vers la Russie pour sécuriser sa frontière avec la Turquie. Cette transaction pouvait fonctionner tant que l’Arménie avait la main dans le conflit du Haut-Karabakh et que la Turquie était plutôt discrète au Caucase du sud. Or, les gouvernements successifs de Erevan, depuis 2000, se sont bien gardés de dire les limites de la sécurité ainsi obtenue.Si ces dernières n’ont jamais été formalisées comme telles par l’OTSC, il était pourtant assez évident que la Russie y étant maîtresse, elle arbitrerait le degré et les limites de son intervention en fonction de ses intérêts propres en cas de conflit entre deux anciens pays soviétiques,en l’occurrence l’Arménie et l’Azerbaïdjan, tous deux considérés comme appartenant à son étranger proche. Ce, même si l’Arménie était son alliée sur le papier au sein de l’OTSC, à la différence de l’Azerbaïdjan ; et a fortiori quand, depuis la fin des années 2000, l’Arménie avait cédé tellement d’éléments de son autonomie à la Russie que l’alliance avait laissé place à la vassalité.
Deuxièmement, la participation de l’Arménie à l’OTSC lui permettait de bénéficier de conditions avantageuses dans l’acquisition d’armements, essentiellement russes, notamment des prix inférieurs à ceux du marché. Ceci devait permettre à l’Arménie de maintenir une parité relative en matière d’armements par rapport à l’Azerbaïdjan. Cette parité relative s’est inversée dès le milieu des années 2000. A partir de cette période et jusqu’à récemment, le seul budget militaire de l’Azerbaïdjan équivalait peu ou prou à tout le budget national arménien. La Russie, comme les autres pays membres de l’OTSC, n’a pas manqué de remarquer l’intérêt à développer ses relations avec un Azerbaïdjan en plein essor. Dès 2011, «l’allié russe » vendait autant d’armements à l’Azerbaïdjan qu’à l’Arménie. Depuis au moins deux ans, plus aucune commande n’a été honorée par Moscou, qui a ses propres besoins pour faire la guerre à l’Ukraine, alors même que certaines sont payées depuis longtemps. Fallait-il vraiment attendre la sortie du Président Loukachenko sur « Aliev est complètement notre homme » à la face de Pashinyan en plein sommet de l’OTSC en Octobre 2022, pour faire comprendre à l’Arménie que ses intérêts les plus fondamentaux en matière de sécurité ne seraient pas satisfaits par ces alliés-là ? La société arménienne l’a pour sa part bien compris et réclamait, par des manifestations en septembre 2022, de quitter l’OTSC.
En préalable à toute réflexion, il est nécessaire de rompre avec deux discours dominants, qui partagent les mêmes prémisses : l’Arménie serait un trop petit esquif pour naviguer les mers démontées de la grande scène du monde, particulièrement dans le contexte des désordres actuels. Conclusion passive dans le premier cas : l’Arménie ira où le vent la portera. Conclusion fataliste dans le second : l’Arménie ne peut s’en sortir sans un protecteur, qui fera le travail à sa place en échange d’une autonomie toujours plus réduite. La seconde version a été dominante pendant des décennies. Il est à souhaiter qu’elle ne soit pas en voie d’être remplacée par la première, ce que les indécisions du gouvernement pourraient parfois laisser craindre. Ainsi de la pirouette consistant à dire que « ce n’est pas l’Arménie qui quitte l’OTSC mais l’OTSC qui quitte la région ». Ce genre de pirouette ne peut avoir qu’un temps et ne tient pas lieu de politique.
En tant que petit Etat dans un environnement régional hostile et instable, l’Arménie pourrait choisir de ne pas s’aligner, ou plutôt de s’aligner sur différents niveaux régionaux, inter-régionaux et au-delà. Sortir d’un bloc ne signifie pas nécessairement devenir neutre, même si la réciproque est vraie. Les deux options seraient à considérer, la neutralité étant de toute façon un projet de plus long-terme que le non-alignement –car elle suppose l’absence de conflit armé. Autre possibilité pour un petit Etat, elle aussi conditionnée par le non-alignement : la politique dite de « gestion des risques » avec les puissances régionales. Deux conditions interdépendantes sont essentielles pour la choisir : aucune puissance régionale ne doit posséder une domination décisive, ni souhaiter en obtenir une, sur le petit Etat, y compris dans les domaines stratégiques que sont le militaire et l’énergétique ; et le petit Etat doit se donner les moyens d’une certaine autosuffisance dans un ou plusieurs de ces domaines. Singapour, un micro-Etat insulaire qui fait à peu près la taille de Erevan mais a une population de 5,5 millions, a une relation économique forte aussi bien avec la Chine qu’avec les Etats-Unis. Singapour n’a pas de politique d’alignement mais a développé un partenariat militaire mutuellement bénéfique avec la Chine, qui lui permet par exemple d’utiliser la mer pour des exercices militaires conjoints. Il reste cependant très méfiant vis-à-vis des tentatives de domination chinoises et a réussi, pour les contrer, à conclure un accord similaire avec Taïwan. Ce type de politique est le fruit de décennies de travail et d’une orientation souverainiste adoptée dès l’indépendance en 1965, par le Premier Ministre Lee Kuan Yew.
Pour envisager sérieusement de se désaligner et donc de quitter l’OTSC, il faut aux décideurs arméniens une étude minutieuse des risques générés d’une part, et un travail, assez long, visant à augmenter la résilience de la société arménienne face aux attaques encore plus fortes qu’elle ne manquerait pas de subir. Les risques ne seront pas seulement physiques ; ils seront psychologiques, informationnels, économiques et énergétiques. Le gel progressif de la participation de l’Arménie à l’OTSC s’accompagne-t-il d’un tel travail ? On ne le voit pas. Le travail-maison consiste à augmenter les capacités internes tout en amenant de l’extérieur des moyens –technologiques par exemple- pour diminuer la dépendance. Côté intérieur, la défense territoriale est un élément important et disponible. Cette dernière est dynamique en Arménie sur le plan des acteurs sociétaux mais manque d’une politique systématique de soutien et de réforme conduite par l’Etat. Côté extérieur, la diversité des partenaires est fondamentale. Par rapport aux voisins turc et russe : coopérer avec l’un et l’autre, et non changer de maître.
L’Arménie a visiblement démarré une diversification de ses partenariats, notamment en matière de sécurité. Il n’est pas à ce stade possible d’en conclure que cette diversification procède d’une décision de quitter l’OTSC. Ces nouveaux partenariats, y compris les plus prometteurs comme ceux avec la France et l’Inde, démarrent dans une asymétrie criante. A tâche pour l’Arménie de se construire comme un véritable partenaire, et donc d’élargir le spectre de ces partenariats pour offrir et intéresser autant qu’elle reçoit. Pour l’heure, avant la tenue du sommet de l’OTSC, Erevan a demandé qu’un document contre lequel elle s’est déjà exprimée il y a un an et prévoyant une soi-disant assistance à l’Arménie soit retiré de l’ordre du jour. La position de l’Arménie est qu’aucune mission n’est pertinente de la part de l’OTSC tant que l’agression azerbaïdjanaise contre le territoire souverain de l’Arménie n’a pas été qualifiée comme telle. Le refus, ne s’est, une nouvelle fois, pas fait attendre. L’OTSC a répondu par le biais d’un communiqué que le document ne serait pas retiré et que « le travail » en vue d’une « mission de monitoring » en Arménie se poursuivrait. Les intérêts de l’OTSC ne concordent visiblement pas avec ceux de l’Arménie. Ils y sont même complètement contraires. Il est temps d’en prendre acte sans ambiguïté.