Par Armine Kirakosyan
Après le déplacement forcé des Arméniens du Haut-Karabakh, le patrimoine culturel arménien dans la région est lui aussi menacé de “nettoyage”. La politique azerbaïdjanaise envers le patrimoine arménien ne se contente pas de le détruire. Il tient aussi à l’effacer et le convertir. A en juger par le sort du patrimoine perdu en 2020, le risque pour celui de 2023 est palpable. Il concerne des dizaines d’églises et de monastères, des centaines de Khatchkars (croix en pierre sculptée), ainsi que des cimetières, sans oublier des dizaines de musées et de collections d’œuvres d’art. Des associations ont relayé les appels des autorités arméniennes à la communauté internationale et aux organisations internationales à protéger ce patrimoine. L’UNESCO, dont les manquements concernant le patrimoine arménien en Azerbaïdjan et les dysfonctionnements – les financements octroyés par Mme Aliyeva sont de notoriété publique – ont été épinglés à de nombreuses reprises, corrigera-t-elle enfin sa position ? L’Arménie lui a demandé, en tout état de cause, une enquête indépendante au Haut-Karabakh.
Au Haut-Karabakh, les Arméniens ont non seulement perdu leurs maisons, mais aussi toute une histoire. Des centaines d’églises, de monastères dont celui de Dadivank, de Khatchkars et de cimetières, ainsi que des monuments anciens, des forteresses, des dizaines de musées, et de nombreuses collections d’œuvres d’art sont passés sous contrôle azerbaïdjanais. Parmi les musées répertoriés dans un rapport récent du Conseil d’État de l’Artsakh chargé de la protection du patrimoine culturel figurent le Musée géologique de la région d’Askéran, la maison-musée de Nikolas Douman, le Musée géologique de la région de Martuni, le Musée archéologique de Tigranakert. Ils ont rejoint la liste des musées de la ville de Chouchi perdus en 2020. Parmi les découvertes préservées au sein du musée archéologique de Tigranakert, se trouve un disque en argile d’environ 8 cm de diamètre, datant des V-VIe siècles. D’un côté, une croix isocèle est sculptée dans un cercle, tandis que de l’autre côté, on peut observer le portrait d’un homme accompagné d’une inscription en arménien. Cette dernière constitue l’une des inscriptions arméniennes les plus anciennes découvertes sur le territoire du Haut-Karabakh.
Le Musée historique et géologique d’État d’Artsakh abrite plus de 50 000 trésors historiques et culturels. Parmi les articles exposés ici se trouvent des échantillons naturels fossilisés, des instruments de l’ère préhistorique, une variété d’objets en bronze tels que des décorations, des ustensiles et des armes, des récipients en argile ornés de ceintures étonnantes, préservés de l’époque ourartéenne, ainsi que des pièces en argent et en cuivre d’origines arménienne, romaine, perse et arabe. La collection de fossiles du département archéologique du musée d’histoire de Chouchi atteste de l’existence de Chouchi en tant que colonie aux XIIe et VIIIe siècles avant JC, démontrant ainsi son statut en tant que centre artisanal renommé pendant la période hellénistique. En somme, 17 700 échantillons accompagnés de 8 collections d’art sont hors de toute protection.
La diffusion systématique et étendue de désinformation par le gouvernement azerbaïdjanais sur le patrimoine culturel arménien, ainsi que la politique de falsification de l’histoire visant à rattacher les monuments culturels arméniens à l’ “Albanie du Caucase” laissent présager de leur sort (voir sur la question de l’écriture de l’histoire modelée par l’arménophobie, l’article du journaliste Alexander Thatcher, “Baku QAnon: The New High Armenophobia”, 23.10.2023, EVN report).
Les représentants du Parlement européen ont à plusieurs reprises pris position sur la politique azerbaïdjanaise consistant à détruire, profaner ou usurper le patrimoine religieux et culturel du Haut-Karabakh. Des organisations internationales et des associations ont exprimé des inquiétudes similaires, mettant en doute la volonté du gouvernement azerbaïdjanais de protéger et de préserver le patrimoine religieux et culturel du Haut-Karabakh et des territoires adjacents. Une déclaration du ministre azerbaïdjanais de la Culture, Anar Karimov, qui avait annoncé, en février 2022, la création d’un groupe de travail ayant pour objectif l’élimination des inscriptions arméniennes sur les églises, qualifiées de « fausses », avait suscité un certain émoi. La présidente de la Commission des États-Unis pour la liberté religieuse internationale (USCIRF) s`était ainsi dite préoccupée par l’intention de “retirer les inscriptions arméniennes des églises” du territoire de l’Artsakh (Haut-Karabakh) (tweet de Nadine Maenza, présidente de l’USCIRF). Lors de sa dernière visite en Arménie, la ministre française de la Culture, Rima Abdul-Malak, a déclaré qu’elle avait soumis une demande officielle à l’UNESCO sur la question du patrimoine culturel au Haut-Karabakh, afin que cette dernière puisse obtenir l’autorisation de visiter ces territoires et d’enregistrer tous les bâtiments culturels et historiques arméniens.
Des actes de vandalisme et de destruction ont été documentés par le projet de recherche « Caucasus Heritage Watch » de l’Université Cornell. Ce monitoring a enregistré la destruction de l’église de Saint Sargis dans le village de Mokhrenes, situé dans la région de Hadrut et passé sous le contrôle de l’Azerbaïdjan en 2020. C’est notamment en s’appuyant sur ces données que le Parlement européen a repris le constat, en mars 2022, dans une résolution. Le texte de la résolution reprend en détails la “destruction irréversible d’éléments du patrimoine religieux et culturel” par l’Azerbaïdjan, en commençant par le Nakhitchevan puis par le Haut-Karabakh post-2020, puis condamne “fermement la politique de l’Azerbaïdjan consistant à effacer et à nier le patrimoine culturel arménien dans et autour du Haut-Karabakh, en violation du droit international et de la récente décision de la CIJ”. Depuis 2021, ce sont 270 sites qui ont fait l’objet d’un monitoring à l’aide d’images satellites par l’équipe du Caucasus Heritage Watch. Avec le nettoyage ethnique de l’Artsakh, ce nombre dépasse désormais les 500.
L’UNESCO continuera-t-elle de feindre d’ignorer ce que tout le monde sait ? Lors de la 42e session de la Conférence générale de l’UNESCO, le 9 novembre 2023, le ministre arménien des Affaires étrangères, Ararat Mirzoyan, a souligné que le déploiement d’une mission d’enquête indépendante de l’UNESCO au Haut-Karabagh est une condition nécessaire pour prévenir la destruction ou la distorsion du patrimoine culturel arménien. L‘Azerbaïdjan n’a pas donné son consentement à une telle mission. Sa réponse est que les monuments historiques et religieux situés dans les territoires souverains de l’Azerbaïdjan constituent le patrimoine culturel national de ce pays et sont protégés indépendamment de leur origine et de leur « appartenance » laïque ou religieuse. Bakou accuse en outre les Arméniens d’avoir commis un “génocide culturel” en Azerbaïdjan pendant 30 ans, d’y avoir détruit le patrimoine matériel et culturel musulman. La conclusion du rapport de Caucasus Heritage Watch concernant le patrimoine culturel azerbaïdjanais du Haut-Karabakh pour les années où la région était contrôlée par les Arméniens (1994-2020), va dans un tout autre sens : “Les autorités arméniennes du NKR n’ont pas réussi à empêcher le pillage généralisé et plusieurs cas de destruction ciblée. Dans le même temps, les preuves scientifiques que nous présentons ci-dessous ne montrent aucune tentative d’effacer systématiquement les traces matérielles de l’histoire et de la vie culturelle azerbaïdjanaises.”