Pointé du doigt, le gouvernement arménien en place justifie pour l’instant ses décisions par une volonté d’éviter l’extension du conflit avec l’Azerbaïdjan à d’autres pans du territoire.
Article publié le 16 octobre 2023
Par Blandine Lavignon
Le 20 septembre dernier, la République du Haut-Karabagh a capitulé, 24 heures après le lancement d’une offensive militaire éclair de l’Azerbaïdjan sur cette enclave disputée par l’Arménie et l’Azerbaïdjan depuis la chute de l’Union soviétique. Quelques jours plus tard, le 28 septembre, les dirigeants de l’enclave annonçaient autodissoudre les institutions de la République à compter du 1 janvier prochain, actant la fin du Haut-Karabakh arménien. Un choc immense pour l’Arménie, amputée d’une partie de son histoire. Territoire montagneux, autoproclamé indépendant en 1991, et où vivent 120 000 Arméniens, le Haut-Karabagh a fait l’objet de deux guerres en deux décennies entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. La première entre 1991 et 1994, s’est conclue par la victoire de l’Arménie et la déclaration d’indépendance du Haut Karabagh, qui a par la suite occupé des villages majoritairement peuplés d’Azéris situés autour de l’enclave, forçant ces habitants à se réfugier en Azerbaïdjan. Malgré une reconnaissance de facto puisque Erevan signe avec elle des traités et conventions, l’Arménie n’a jamais reconnu officiellement l’indépendance de la République du Haut-Karabakh, gageant que ce serait contraire aux intérêts nationaux puisque cela signerait la fin du groupe de Minsk, dans lequel Bakou et Erevan sont engagés depuis 1992 – aux côtés d’autres Etats européens, de la Russie, et des Etats-Unis, et qui œuvre pour une résolution négociée du conflit. En 2020, une guerre éclair de quarante-quatre jours cette fois s’est achevée par une victoire azerbaïdjanaise. Face à une Arménie en position de faiblesse, Bakou a lancé une nouvelle offensive militaire le 19 et 20 septembre dernier pour prendre le contrôle de la totalité du Haut-Karabakh, déjà soumis à un blocus azerbaïdjanais depuis décembre dernier.
Nikol Pachinian critiqué
Le bilan de ces deux jours d’attaque est d’au moins 200 morts, dont cinq enfants, et 400 blessés. Mais contrairement à 2020, le Haut-Karabagh s’est retrouvé totalement seul face à cette offensive, Erevan n’ayant pas déclaré de mobilisation, par crainte d’entraîner l’Arménie dans une nouvelle guerre d’ampleur. C’est pourquoi le premier ministre arménien Nikol Pachinian est désigné comme un des responsables de la chute de l’enclave. Porté au pouvoir après la « révolution de velours » de 2018 qui a chassé les élites corrompues liées à Moscou de la tête du pays, il fait désormais face à une contestation grandissante. Le dirigeant avait déjà été critiqué pour sa signature de l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020 ayant entériné la perte de la quasi-totalité des territoires arméniens du Haut-Karabakh. Il l’est désormais aussi pour n’avoir pas su empêcher cette nouvelle offensive azebaïdjanise, qui semblait inévitable depuis le début du blocus de l’enclave en décembre dernier. Son gouvernement avait en effet choisi de se distancier de plus en plus des discussions ayant trait au statut du Haut- Karabakh, espérant éviter la guerre mais aussi poursuivre le processus de normalisation de ses relations avec la Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan.
En mai dernier, par exemple, Pachinian avait pour la première fois accepté de reconnaître l’appartenance du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan, à condition que les droits des Arméniens y soient respectés. Cela n’avait toutefois pas suffi pour aboutir à la signature d’un accord de paix.
« Le fait qu’il ait pu être réélu après la défaite de 2020 est exceptionnel ! Cela s’explique par le rejet, par la population, de l’ancienne classe politique, ainsi que par l’absence totale d’alternatives politiques », analyse Taline Papazian, maître de conférences à Sciences Po Aix et autrice de L’Arménie à l’épreuve du feu (Karthala, 2016).
Après l’offensive militaire de septembre, des centaines de manifestants sont venues crier leur colère sur la Place de la République à Erevan, appelant à la démission de Nikol Pachinian. Difficile toutefois de savoir si ces manifestations reflètent un état d’esprit partagé massivement dans le pays, d’autant plus qu’elles sont menées par les deux anciens présidents proches du régime de Vladimir Poutine, Robert Kotcharian et Serge Sarkissian, dont beaucoup craignent le retour en cas de départ de Pachinian.
Crainte d’une guerre élargie
Le gouvernement se sert de cette absence d’alternative, et justifie le choix de la non-intervention par le risque de provoquer une guerre étendue à l’ensemble du territoire, et non plus seulement au Haut-Karabakh.
« La décision d’Erevan de ne pas répondre militairement à la guerre des 19 et 20 septembre était réaliste. Une réponse militaire aurait été le prétexte idéal pour que Bakou attaque la région sud de l’Arménie, en plus du Haut-Karabakh », explique Taline Papazian.
En effet, l’Azerbaïdjan voudrait créer un couloir entre son propre territoire et le Nakitchévan, une exclave azerbaïdjanaise située entre l’ouest de l’Arménie et la Turquie. La crainte d’une nouvelle guerre fait ainsi apparaître, du moins aux yeux d’une partie de l’opinion publique, l’abandon du Haut-Karabakh comme un moindre mal pour assurer la sécurité de l’Arménie, alors que le pays pleure encore les 3 800 morts de la débâcle sanglante de 2020. D’autant plus que les dirigeants de la République du Haut-Karabakh ont mauvaise presse en Arménie, et sont aussi tenus pour responsables de la débâcle. Vétérans de la première guerre du Karabakh, ils sont réputés très proches du pouvoir russe. Ils ont par ailleurs été partisans d’une ligne dure dans la négociation des plans de paix antérieurs entre Erevan et Bakou, bâillonnant la possibilité d’un accord.
« Il y a une lassitude générale d’une partie de la société à l’égard des 30 ans de conflit, couplé à un ressentiment envers le “clan Karabakh”, dont beaucoup pensent qu’il dirigeait l’Arménie de 1998 à 2018 », explique Benyamin Poghosyan, chercheur à l’Institut de recherche politique appliquée d’Erevan.
Urgence humanitaire
La perte de l’enclave risque toutefois de conduire à une profonde crise politique dans le pays. Ces dernières années, le Haut-Karabakh était devenu symbole des craintes d’une Arménie menacée de disparition. Dès lors, la perte de ce territoire constitutif de l’identité arménienne relance les partisans d’une frange politique très patriotique, qui considèrent que le Karabakh n’est que la première étape d’une tentative d’invasion à large échelle de l’Arménie par Bakou.
« Il est probable que le prochain gouvernement adopte à l’avenir une approche beaucoup plus dure à l’égard de l’Azerbaïdjan », abonde Benyamin Poghosyan. Pour le moment, face à l’exode des réfugiés de l’Artsakh (autre nom donné au Haut-Karabakh), l’heure est avant tout à l’urgence humanitaire. L’exil de 100 000 habitants de l’enclave représente un important défi logistique et économique pour l’Arménie et ses 2,9 millions d’habitants. Et risque, de surcroît, de faire apparaître l’image d’une Arménie divisée. « Les réfugiés du Haut-Karabakh sont encore sous le choc. Mais la question de leur intégration se pose dans la durée. Est-ce que la situation économique et sociale en Arménie leur permettra de
trouver une place pour reconstruire leur vie ? Feront-ils l’objet d’une récupération politique ? Ces questions sont en suspens », expose Taline Papazian.
La diaspora arménienne est fortement mobilisée pour leur venir en aide, mais n’a pas de poids politique dans le pays. Reste également à savoir si la conquête du Haut-Karabakh dissuadera l’Azerbaïdjan de pousser plus loin son offensive, dont une éventuelle crise politique en Arménie pourrait lui donner l’opportunité. En tout cas les tensions militaires à la frontière se font croissantes depuis le cessez-le-feu. « La perte du Haut-Karabakh est une bombe à fragmentation, dont les effets seront étalés dans le temps. Il y a cette inquiétude d’une escalade militaire dans les prochaines semaines », conclut ainsi Taline Papazian.