Il y a quinze ans, les manifestations pacifiques organisées par l’opposition arménienne à la suite des élections présidentielles de 2008, étaient violemment réprimées par le pouvoir en place. Bilan: huit morts parmi les manifestants et deux policiers. Quinze ans après ces événements, et en dépit des efforts de la société civile, la société arménienne, au premier rang de laquelle les familles des victimes, attend toujours que la justice fasse son travail.
Le 1er mars 2008, à l’aube, la police attaquait les manifestants issus des rangs de l’opposition et des citoyens. En jeu, la contestation des résultats officiels des élections présidentielles qui venaient de reconduire Robert Kocharyan pour un nouveau mandat de 5 ans. Rassemblements pacifiques et sit-in jour et nuit sur la place de la Liberté duraient déjà depuis une semaine quand vint l’ordre du pouvoir exécutif d’y mettre fin par la violence. Tandis qu’une partie de l’armée était déployée dans les rues de la capitale, les forces de sécurité intérieure attaquaient les protestataires. Au total, les affrontements entre policiers et manifestants firent dix morts, dont deux policiers, et des centaines de blessés. Des opposants furent arrêtés, dont Nikol Pashinyan, actuel premier ministre, tandis que d’autres prenaient le chemin de l’exil. Ce fut l’épisode le plus sanglant de répression d’une manifestation de l’histoire de l’Arménie post-soviétique et son ombre planait encore largement sur les premiers rassemblements d’avril 2018, qui devaient déboucher en quelques semaines sur la “révolution de velours” et l’arrivée au pouvoir de Nikol Pashinyan.
Si les véritables responsables de la répression sanglante du 1er mars, ordonnée par l’ancien président Robert Kocharyan, ne font doute pour personne, le véritable enjeu est que la justice arménienne fasse la lumière sur ce dossier, dont toute la gestion, en 2008 comme aujourd’hui, est précisément un témoignage des dysfonctionnements et des manques du système judiciaire, et que les responsables de tous niveaux répondent enfin de leurs actes. Tandis que le procès fleuve contre Kocharyan démarre très rapidement, en août 2018, Nikol Pashinyan, premier ministre depuis quelques mois, annonçait publiquement que les éléments d’enquête étaient désormais suffisamment connus de la justice pour considérer “que toute la lumière est faite sur l’affaire du 1er mars.” Presque un an plus tard pourtant, un seul ancien officier de police de haut rang, Gegham Petrosyan, l’ancien chef du quartier général des forces de police en 2008, figurait parmi les accusés pour le meurtre de Zakar Hovhannisyan, l’une des huit victimes civiles. Cet accusé a été libéré après deux ans d’emprisonnement, mesure provisoire. Quant à Kocharyan, après deux ans de passes d’armes au cours desquelles l’ancien président fut arrêté puis relaché à plusieurs reprises -ses avocats plaidant régulièrement l’irrecevabilité administrative du dossier-, il a finalement été acquitté au pénal en avril 2021 à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle établissant que l’article 300.1, -tentative de renverser l’ordre constitutionnel- au titre duquel il était jugé était inconstitutionnel et ne pouvait s’appliquer en tout état de cause à un président en exercice au moment des faits.
Les parents des victimes continuent à exprimer leur mécontentement face à l’enquête, notamment concernant le manque d’informations et de suivi. “Je veux aller voir l’enquêteur, lui demander où en sont les progrès, je veux leur dire qu’ils doivent travailler”, déclare le père d’une des victimes. Le procureur, qui a repris la supervision de l’affaire il y a quelques semaines, a répondu aux questions des parents des victimes en disant qu’il était en train de se familiariser avec les documents. “Il nous a répondu qu’il n’est procureur que depuis 10 jours, et qu’il ne peut rien nous dire “, raconte Kloyan.
Selon l’avocat des parents des victimes, Tigran Yegoryan, “ il y a des obstacles et des problèmes qui ont été introduits lors de la phase précédente: preuves falsifiées, faux témoignages, informations contradictoires, actions et témoignages arrangés”. Cet état du dossier pèse lourdement sur la possibilité de faire la lumière sur les événements. D’anciens hauts responsables, tels que l’ancien chef du Service spécial d’enquête, Vahagn Harutyunyan, l’ancien procureur en chef Gevorg Kostanyan et l’ancien chef de la police Alik Sargsyan, font face à des accusations pour falsification de preuves. En septembre 2022, l’affaire a été transférée au nouveau Comité anti-corruption.
La résolution de l’affaire du 1er mars dans l’ensemble de ses tenants et aboutissants est cruciale pour la crédibilité du gouvernement de Nikol Pachinyan. Les attentes des citoyens qui l’ont porté au pouvoir en 2018, puis de nouveau en 2021 en dépit de la défaite dans la guerre des 44 jours, sont claires : lutte systématique contre la corruption, réforme en profondeur de la justice et transparence sur les pages sombres de la période post-soviétique, en font partie aussi sûrement que l’indépendance et la souveraineté de l’Arménie.
Taline Papazian