L’inamovible président du Bélarus, réélu le 26 janvier 2025 pour un septième mandat avec près de 87 % des voix, porte la parole du Kremlin un peu partout, y compris en direction d’Erevan et pas plus tard qu’à la sortie des urnes. Le pouvoir en place à Minsk depuis 30 ans avait été très secoué à l’été 2020 par des manifestations soutenues, dans la foulée des élections présidentielles. Depuis, les opposants ont été socialement exclus et placés sous surveillance constante par les services de renseignements locaux. L’élection de 2025, dénoncée comme non démocratique par l’opposition, les États-Unis et l’Union européenne, a été de nouveau contestée par des manifestations, mais cette fois tenues depuis des lieux d’exil européens.
Difficile de voir dans les sorties répétées de Lukachenko vis-à-vis de Erevan autre chose qu’une version franche et directe de ce que le Kremlin se retient, pour le moment, de dire ouvertement. Celles-ci se sont développées en parallèle de la dégradation des relations d’Erevan et Moscou, dégradation latente depuis 2020 et rendue publique par Erevan à partir du tournant de septembre 2022. Pour les autocrates en place depuis des décennies, la préservation de leur régime est une priorité absolue. Par conséquent, il leur importe de rendre la démocratie odieuse aux sociétés de l’ancien espace soviétique, afin de pouvoir maintenir des dirigeants contrôlables par Moscou. Ces tentatives témoignent d’une myopie certaine sur l’autonomie des sociétés locales, faiblesse chronique de l’ancien centre colonial. Le vrai drame est que les narratifs construits et colportés par ces adversaires de la souveraineté de l’Arménie s’épanouissent dans un certain nombre de canaux arméniens: pourvu que le gouvernement en place à Erevan essuie des coups, et tant pis si en réalité c’est l’État qui est affaibli.
Tout juste sorti du bureau de vote, le président Lukachenko, qui assume sans complexe le régime dictatorial de son pays en le justifiant notamment par opposition avec l’Ukraine – “Il vaut mieux une dictature comme en Biélorussie qu’une démocratie comme en Ukraine. Nous devons l’endurer. En aucun cas, nous ne devons faiblir.”, 7 janvier 2025- n’a pas manqué de prodiguer des commentaires sur la politique d’Erevan, frôlant l’intimidation, et s’attaquant particulièrement à son rapprochement avec l’Europe et les États-Unis. Le gouvernement arménien a approuvé un projet de loi initiant le processus d’adhésion à l’UE en janvier 2025, ratifié par l’Assemblée Nationale en février. Dans l’accord de coopération stratégique US-Arménie signé en janvier 2025 également, il n’y a ni référence ni allusion à un pays tiers. L’objectif de cet accord, qui formalise des avancées déjà obtenues au sein du partenariat bilatéral, est d’augmenter les capacités de l’Arménie dans un certain nombre de domaines clés, dont l’énergie et la sécurité frontalière. Idem pour l’accord du 05 avril 2024 avec l’UE. L’argument consistant à dire que “ce que vous faites vous détruira” en ignorant que ce qui a été fait durant les dernières décennies a amené l’État arménien précisément au bord de la destruction est d’une mauvaise foi inouïe.
La citation du titre de cet article est extraite de la conférence de presse de Lukachenko, où il dit plus longuement :
“Le Premier ministre arménien a commencé à flirter avec l’UE. Le jeu le plus dangereux. Vous là-bas, calmez-le !. Nikol Pashinyan détruira l’Arménie. Il oppose la Russie à lui, s’est entouré d’ennemis… L’Union européenne va maintenant commencer à l’aider dans quelque chose là-bas, mais il détruira le pays. Nous ne pouvons pas permettre la guerre dans le Caucase.”
Difficile de voir dans ces propos autre chose qu’une version franche et directe de ce que le Kremlin se retient, pour le moment, de dire ouvertement à Erevan. Les relations entre Erevan et Minsk se sont dégradées depuis la révolution de velours et continuellement tendues depuis la guerre des 44 jours en 2020. Depuis 2021, les sorties verbales condescendantes ou agressives du président du Bélarus contre le gouvernement arménien constituent une véritable série. Allié de papier au sein de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), le Bélarus avait livré des armes à l’Azerbaïdjan pendant la guerre. Au mois de juin dernier, Erevan a rappelé son ambassadeur à Minsk, geste réciproqué dans la foulée.
Les répliques et tirades de Lukachenko ont évolué en parallèle de la dégradation des relations d’Erevan et Moscou, dégradation latente depuis 2020 et rendue publique par Erevan à partir du tournant de septembre 2022. Lors d’une réunion extraordinaire de l’OTSC en octobre 2022, ayant pour objet d’examiner la demande faite par Erevan d’une réponse de l’OTSC face à l’agression militaire de l’Azerbaïdjan contre le territoire de la République d’Arménie, Lukachenko a eu cette réplique fracassante :
“Les choses ne sont pas : d’un côté nous, l’OTSC, et de l’autre l’Azerbaïdjan. Ces deux pays [l’Arménie et l’Azerbaïdjan] sont des amis pour nous. Ils étaient même, avant, un seul État. Et encore plus fort que ça, nous sommes membres de la CEI ensemble, avec l’Azerbaïdjan et l’Arménie.”
Puis directement au Premier Ministre arménien, il avait dit :
“Vous ne pouvez pas poser la question “êtes-vous avec nous ou contre nous”. Ce n’est pas comme ça. L’Azerbaïdjan est dirigé par notre homme, notre homme absolument.”
A l’issue de la réunion, l’OTSC avait refusé d’entériner la violation du territoire souverain de l’Arménie, position répétée depuis à plusieurs reprises directement par le président russe.
Suit un florilège des prises de parole du président Lukachenko concernant Erevan au cours de l’année écoulée, dans les médias télévisés azerbaïdjanais ou bélarus.
25 février 2024, devant la télévision azerbaïdjanaise :
“L’Azerbaïdjan n’est pas un pays étranger pour l’OTSC. (…) Je pense que l’Azerbaïdjan et l’Arménie, malheureusement, à travers la guerre, ont fini par trouver la bonne solution à la question.”
Mai 2024, en visite officielle à Bakou et au Haut-Karabakh, s’adressant au président Ilham Aliyev :
“Je me suis souvenu de notre conversation avant la guerre, avant votre guerre de libération, lorsque nous philosophions ensemble au cours d’un dîner. Nous étions alors parvenus à la conclusion qu’il était possible de gagner la guerre. C’est important. Il est important de s’accrocher à cette victoire. (…) Nous avons gagné, nous avons gardé la victoire.”
20 août 2024, à la télévision azerbaïdjanaise :
“Qui d’autre que nous [OTSC] a besoin des Arméniens ? Personne n’a besoin d’eux. Qu’ils développent leur économie et se concentrent sur ce qu’ils ont. Quelle France, quel Macron ? Demain, il n’y aura pas de Macron et tout le monde oubliera cette Arménie.”
Filant la métaphore entre l’Ukraine et l’Arménie, récurrente dans ses propos, il en vient à Zelensky :
“Ils ne comprennent pas. (…) Il croit qu’à la fin, il s’assiéra [dans un manoir offert par les Anglais] avec Alyona [sa femme] et leurs enfants, et sera heureux. Vous ne serez pas heureux. Vous serez un traître à la parole du peuple. Et à la fin, Kyrylo Budanov [chef du renseignement militaire ukrainien] enverra quelqu’un et le liquidera. En tant que traître. C’est tout.”
12 septembre 2024, à la télévision bélarus :
“Ils ont pris la décision d’organiser un référendum en Arménie sur l’adhésion à l’Union européenne, et c’est la raison pour laquelle je m’exprime aujourd’hui. Il est clair que cette décision a été prise il y a longtemps. J’avais averti Nikol Pashinyan qu’il ne devait pas faire cela. Je lui avais dit : ‘Vous êtes un jeune homme, inexpérimenté. Nous en avons un dans le sud aussi, vous savez [Zelensky].’ (…)
Mais vous savez avec quelles idées il [Pashinyan] est arrivé au pouvoir. Les premières attaques ont été lancées contre le Bélarus. Il est clair qu’il nous visait, mais qu’il essayait d’atteindre la Russie. Putin et moi l’avons parfaitement vu, nous l’avons compris. (…) Comme vous pouvez le constater, nous n’avons pas réagi, mais aujourd’hui, il est déjà clair que les Européens exigeront quelque chose des dirigeants arméniens avant qu’ils n’entrent dans le pays. Les Américains sont derrière les Européens. (…) C’est pourquoi ils ont mis l’Arménie en circulation. Mais regardez le passé récent. Tout a commencé de la même manière en Ukraine. L’Arménie, vous le savez, est dans la même situation. (…)
Nous avons essayé d’aider les Arméniens de toutes les manières possibles. Nous avons coopéré avec eux comme s’ils étaient nos proches. (…) Et ce qui s’est passé au Karabakh est uniquement la faute des dirigeants arméniens. C’est cela et uniquement cela. (…)
Vous êtes comme notre ami du sud. (…) Vous voulez aller à l’ouest de l’UE. Quel Ouest ? Nous ne sommes pas opposés à la coopération avec l’Ouest, avec les Américains. Mais vous voyez leur politique. Demain, de nouveaux dirigeants prendront le pouvoir en Amérique. Ne perdez pas cette amitié, cette fraternité [la notre]. C’est un marché unique dans l’économie [l’Union Economique Eurasienne]. C’est l’entraide. Ne la perdez pas. Car si vous la perdez, vous risquez de ne rien y gagner. Pensez-vous que l’Arménie soit attendue quelque part ? Ni nous, ni l’Arménie, ni l’Ukraine ; regardez, cela va se passer sous nos yeux.”
Ce mélange de vérités parcellaires et distordues avec des mensonges purs et de la manipulation des faits, est typique des voix du Kremlin. Parce que l’État arménien tente de se sauver en rompant avec une tradition de vassalité trop longtemps entretenue, et de tenir le pari de la souveraineté dans une situation plus que délicate, ces voix ne peuvent que s’alarmer et la condamner.
Contenus principaux des messages et décryptage
Erevan aurait pris un virage pro-occidental en 2018 et porterait l’entière responsabilité de la dégradation de ses relations avec ses véritables “amis, frères”. Le président du Bélarus ferait valoir les vains “avertissements” qu’il aurait donné en privé dès 2018 à Nikol Pashinyan, vains, car celui-ci aurait cultivé un agenda pro-occidental dès l’origine. Assertion fausse, démentie par une série de décisions prises entre 2018 et 2021. À quoi servent alors ces accusations, colportées depuis la révolution de velours contre le gouvernement arménien ? À nourrir le discrédit porté par les rumeurs de “sponsoring” du Contrat civil par Soros (“sorosagan”) et, plus largement, de “Pashinyan produit occidental implanté en Arménie pour œuvrer contre la Russie”, et qui donc ne pouvait manquer d’attirer la guerre sur l’Arménie.
Premièrement, ce narratif est démenti par les analyses sociopolitiques de la révolution de Velours : ce mouvement sociétal local couvait depuis plusieurs années, et il a pris en défaut les observateurs occidentaux connaissant mal la société arménienne et s’étant largement désintéressé de ce pays perçu exclusivement par le prisme géopolitique d’un avant-poste russe.
Deuxièmement, ce narratif est connu de longue date pour ce qu’il est, c’est-à-dire une propagande du Kremlin, servie pour Saakachvili en Géorgie après la révolution des roses de 2004, puis pour l’Ukraine après Maïdan et à partir de l’annexion russe de la Crimée en 2014, afin de justifier à chaque fois les guerres commises contre ces pays et en imputer l’entière responsabilité aux dirigeants issus de la rue. L’objectif de ce narratif est de rendre la démocratie odieuse aux sociétés locales afin de pouvoir y maintenir des dirigeants contrôlables par Moscou.
Ces tentatives témoignent d’une myopie certaine sur l’autonomie des sociétés locales, défaut de vue qui est une faiblesse chronique de l’ancien centre colonial. Pour le meilleur ou pour le pire, le Premier ministre arménien est un produit de son pays (scolarisation, éducation, profession, trajectoire politique), ni importé ni soutenu par l’occident (où il n’a ni étudié, ni travaillé, témoin son niveau d’anglais médiocre au moment de sa prise de fonction, et sur lequel ses efforts depuis sont notables).
Ni ses torts ni ses réussites ne sont imputables à un pseudo “virage occidental” de l’Arménie en 2018-2019, pas plus au lendemain de la guerre de 2020 dont l’Arménie est sortie plus que jamais dépendante de la Russie. La guerre de 2020 en Artsakh se préparait de longue date, bien avant la révolution de velours. Les signes précurseurs en étaient visibles aux violations du cessez-le-feu entre 2014 et 2016, avec le point culminant de cette période qu’a été la guerre des 4 jours. Dans la chronologie du rapprochement stratégique entre Moscou et Bakou, la guerre des 44 jours a servi de prélude à l’agression russe contre l’Ukraine en 2022 : deux jours avant l’attaque, Moscou signait avec Bakou l’accord de coopération stratégique qui amenait la relation entre les deux pays “au niveau d’une alliance” (I. Aliyev), en maturation depuis la fin des années 2000. La volte face de 2013 de l’Arménie vis-à-vis de l’Union européenne n’a pas empêché sa position relative de continuer à se dégrader et la “protection” russe de s’affaiblir, pour des raisons tenant à l’évolution des intérêts stratégiques russes (guerre civile en Syrie, annexion de la Crimée, renforcement des positions turque et également azerbaïdjanaise pour la Russie).
Depuis 2014, les positions respectives dans les négociations avaient objectivement changé, résumant ce que pouvait espérer obtenir la partie arménienne à “territoires contre non reprise de la guerre”, et non plus à “territoires contre statut”. Il a fallu attendre l’année 2022 pour que le gouvernement arménien rende public les doutes et dissensions installées tardivement en 2020-2021 et acte non seulement le lâchage russe, mais plus encore le fait que la Russie représentait désormais une menace pour Erevan via la synchronisation des discours et des actes entre Bakou et Moscou concernant le Haut-Karabakh et l’Arménie. Le président russe a nié systématiquement depuis 2022 que le territoire de la République d’Arménie était occupé par les forces armées azerbaïdjanaises. Ce n’est qu’à partir de ce moment que Erevan s’est donné comme priorité de créer des alternatives diplomatiques et militaires pour gagner en marge de manœuvre et renouer avec la souveraineté en cultivant des relations dans une palette la plus large possible.
Complicité et connivence des autocrates régionaux
Lukachenko, tout comme Putin ou Aliyev, ont horreur des mouvements de rue et des processus révolutionnaires. Il n’est que de se souvenir de l’été 2020 à Minsk. La survie de leur régime dépend de leur capacité à saturer les esprits d’une contre-vérité: tout processus révolutionnaire démocratique dans l’ancien espace soviétique est porteur de malheurs et fauteur de guerre, par conséquent gardez vous de chercher la démocratie. Guerre de 2008 en Géorgie, de 2014 en Ukraine, de 2020 en Artsakh seraient toutes de la faute des gouvernements issus de la rue, au corps défendant des “grands frères” ex-soviétiques. Suivant cette logique, il faut imputer tous les événements dramatiques aux décisions du gouvernement en question, jusqu’au nettoyage ethnique de l’Artsakh, qui aurait eu lieu de la faute du Premier Ministre arménien exclusivement, parce qu’il aurait “descendu la barre”, alors que les bons amis russe et bélarus eux auraient été les défenseurs de cette cause. Depuis quand la reconnaissance de l’intégrité territoriale d’un pays est-elle un permis de nettoyage ethnique ? Mensonges à tous les niveaux et cynisme éhonté : en pleine guerre des 44 jours, puis de nouveau en novembre 2020, une semaine après la signature du cessez-le-feu, le président russe a explicitement dit que le Haut-Karabakh faisait partie du territoire de l’Azerbaïdjan. Jusqu’en 2021, Erevan a publiquement accepté toutes les options de règlement d’un conflit, y compris celles proposées par Khovayev, coprésident russe du Groupe de Minsk, pour peu qu’une proposition puisse protéger la population du Haut-Karabakh.
Le message de Lukachenko est qu’il vaut mieux avoir comme partenaire des dictateurs fermement en place pendant des décennies que des présidents démocratiquement élus qui sont là pour une durée limitée. C’est oublier totalement la différence entre un régime et un Etat avec ses institutions, différence que précisément les pays démocratiques tiennent à faire exister. C’est placer les relations avec Moscou sur le mode du tsar et de ses gouverneurs locaux, par conséquent de la vassalité négatrice de souveraineté. Cerise sur le gâteau : utiliser des personnalités locales d’origine arménienne à l’appui des admonestations contre les autorités de la République d’Arménie (en l’occurrence, Lukachenko s’adressait au “Président du conseil consultatif interethnique auprès du commissaire aux affaires religieuses et ethniques” du Bélarus, d’origine arménienne), comme si l’origine ethnique de la personne conférait une légitimité à sa parole. Cette technique bien connue et utilisée ad nauseam par le Kremlin -avec comme figure de proue, la tristement célèbre Margarita Simonyan, décorée par le président russe pour services rendus à la Russie, dont quelques-uns concernent directement Erevan. L’implicite de cette technique est de faire peser une forme de désaveu “nationalisé” sur un gouvernement, laissant sous-entendre que “même” les Arméniens sont contre Pashinyan. Il va de soi que l’origine ethnique n’a aucune pertinence dans ce qui est une question d’opposition de principes politiques – au sens noble du terme- entre ce que prônent Lukachenko et consorts et les décisions prises à Erevan. La valeur de référence des décisions politiques est l’État dont le peuple est souverain, non une quelconque assignation ethnique.
Le vrai drame est que ce narratif destructeur, qui inclut sans s’y réduire toutes les justifications de Lukachenko vis-à-vis d’Ilham Aliyev, s’épanouit dans un certain nombre de canaux arméniens. Comment expliquer ce terrain favorable, qui permet au narratif adverse d’être privilégié pourvu que le gouvernement en place essuie des coups, et peu importe si dans cette bataille c’est l’État qui est réellement affaibli? Cette interrogation nous renvoie à l’absence d’une opposition politique digne de ce nom, en particulier l’opposition parlementaire en Arménie, qui conçoit la lutte politique non dans le cadre d’un État souverain et d’un peuple de citoyens, mais dans le cadre d’un post avancé de l’Empire, alors même que les intérêts stratégiques de ce dernier sont plus proches de Bakou que d’Erevan. L’absence d’opposition politique saine en Arménie entrave des débats sains et constructifs et la correction d’erreurs qui pourrait résulter de ces derniers.