Afin d’éclairer la question de la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, Alik Media, chaîne d’informations indépendantes, offre une série d’interviews avec des personnalités culturelles, intellectuelles, journalistiques, diplomatiques ou associatives turques. Menés par la journaliste Lilit Grigoryan depuis la cour de l’église Saint Vartan à Feriköy, Istanbul, ces entretiens approfondis ouvrent des fenêtres permettant d’entrevoir “le jour d’après”.
Numéro 3 : Redécouvrir l’Arménien de Turquie à travers la littérature – Entretien avec Yiğit Bener
Dans ce troisième volet, Alik Media s’entretient avec Yiğit Bener, écrivain, traducteur et éditeur turc, qui s’est donné pour mission d’interroger la mémoire collective turque à travers la littérature. Son ouvrage collectif Notre Arménien intérieur, publié en 2015 en turc et en arménien, propose une approche inédite du passé arméno-turc en s’éloignant du langage conflictuel et en réintroduisant l’humain au centre du récit historique.
Un écrivain face aux silences de l’Histoire
Né en 1958 à Bruxelles, Yiğit Bener a grandi entre la France et la Turquie, oscillant entre deux réalités culturelles et historiques. Issu d’une famille de lettrés, il s’oriente d’abord vers des études de médecine avant d’abandonner à la veille du coup d’État du 12 septembre 1980. Contraint à l’exil en France et en Belgique pendant une décennie, il finit par retourner en Turquie au début des années 1990. Traducteur et professeur de français, il est aussi un auteur prolifique, avec une vingtaine d’ouvrages à son actif.
C’est à travers l’écriture qu’il trouve le moyen de questionner les failles de la mémoire officielle turque et la manière dont elle façonne la perception du passé. Son engagement littéraire le mène à un constat troublant : la question de 1915 est abordée en Turquie sous l’angle du conflit politique, dans une bataille de terminologies où s’opposent le terme de “génocide” et celui de “déportation”, mais jamais sous l’angle de la disparition humaine et culturelle.
« On débat sans cesse des chiffres, des statistiques, des définitions, mais on oublie la chose la plus simple : la présence de ces personnes dans notre société. Où sont-elles ? Que reste-t-il d’elles ? »
Un projet littéraire pour réintroduire l’Arménien dans le récit collectif
C’est en partant de cette réflexion que naît l’idée de Notre Arménien intérieur. En approchant du 100e anniversaire des événements de 1915, Yiğit Bener décide d’impliquer la littérature dans le processus de mémoire. Son objectif : amener les écrivains turcs à interroger leur propre perception des Arméniens, non pas sous l’angle du débat politique, mais en tant que figures réelles et familières de l’histoire turque.
Il contacte alors une centaine d’auteurs, leur posant une question simple : « Qu’est-ce qu’un Arménien pour vous ? ». Loin de toute posture idéologique, il leur laisse le choix du format – nouvelles, poèmes, témoignages ou essais – sans imposer de cadre politique.
Quarante écrivains issus de divers horizons culturels et politiques répondent à son appel : marxistes, libéraux, islamistes, auteurs kurdes, juifs ou encore arméniens de Turquie. Leur diversité illustre une volonté commune de dépasser les lignes de fracture pour réintégrer la mémoire arménienne dans le patrimoine culturel turc.
« Les Arméniens ne sont pas une entité étrangère à la Turquie. Ils ont été, ils sont et ils seront toujours une part de cette terre. »
De la prise de conscience personnelle à l’écriture
Pour Yiğit Bener, cette interrogation sur la mémoire arménienne est aussi le fruit d’une prise de conscience personnelle. Il raconte une anecdote marquante de son enfance à Paris, lorsqu’à 14 ans, il entre dans un magasin pour acheter du raki et, découvrant que le vendeur parle turc, lui demande spontanément : « Vous êtes turc ? »
« Il n’a rien répondu. Il m’a juste regardé avec des yeux remplis de douleur. Ce n’est que plus tard, en sortant, que j’ai vu que le nom du magasin se terminait par ‘-yan’. C’était un Arménien. Et à ce moment-là, une honte terrible m’a envahie. »
Cet épisode reste gravé en lui comme une première confrontation avec l’invisible. Ce n’est pas seulement la méconnaissance des Arméniens en Turquie qui l’interpelle, mais aussi leur effacement progressif du paysage historique et social.
Ce même sentiment d’absence le frappe à nouveau des années plus tard, lors d’une visite au musée de l’hôpital arménien Saint-Sauveur à Istanbul. En observant les instruments médicaux introduits au début du XXe siècle par des médecins arméniens, une question le submerge :
« Mais où sont ces médecins aujourd’hui ? Qui utilise encore ces instruments ? »
C’est à cet instant qu’il comprend la véritable portée du génocide : au-delà des massacres, c’est la disparition d’une présence, d’une culture et d’un savoir.
Littérature et mémoire : dépasser le politique
À travers Notre Arménien intérieur, Yiğit Bener refuse de s’enfermer dans un débat politique stérile. Selon lui, la reconnaissance ne passe pas par des déclarations officielles, mais par un travail sur la perception et l’imaginaire collectif.
« On ne peut pas imposer un changement de mentalité par des lois ou des résolutions parlementaires. Ce qui compte, c’est que les citoyens de ce pays commencent à voir les Arméniens comme une partie de leur propre histoire, et non comme des étrangers. »
La Turquie entretient aujourd’hui trois formes de relations avec les Arméniens : avec l’Arménie, avec la diaspora, et avec la minorité arménienne restée en Turquie. Pour Bener, c’est avec les Arméniens de la diaspora que la réconciliation doit d’abord s’opérer.
« Ce sont eux les véritables héritiers des Arméniens ottomans. Ce sont eux qui portent la mémoire de ce qui s’est passé ici. »
S’il croit en un dialogue possible, il souligne toutefois que celui-ci ne pourra exister qu’à travers une transformation du discours en Turquie.
« Tant que nous continuerons à voir les Arméniens comme un problème, comme un sujet politique à trancher, rien ne changera. Mais si nous apprenons à voir l’Arménien comme un écrivain, un musicien, un médecin, un voisin, alors nous pourrons avancer. »
Un message d’avenir : abattre les murs invisibles
À la fin de l’entretien, Yiğit Bener insiste sur la nécessité d’un dialogue culturel entre Istanbul et Erevan. Selon lui, la barrière qui sépare les deux peuples n’est pas géographique, mais psychologique.
« Erevan est plus proche d’Istanbul que Paris. Il faut que nous ressentions ce lien, que nous nous lisions les uns les autres, que nous nous écoutions. C’est ainsi que nous abattrons les murs invisibles qui nous séparent encore. »
Par son travail littéraire, Yiğit Bener offre une clé précieuse pour repenser la mémoire arménienne en Turquie : non comme un passé révolu, mais comme une composante essentielle du présent et de l’avenir.
Lien de l’interview : ici