Pour une politique étrangère holistique de l’Arménie : entretien avec Edward Djerejian, vétéran de la diplomatie américaine

Vétéran de la diplomatie américaine, Edward Djerejian s’est récemment entretenu avec Eric Hacopian de CivilNet sur les relations de Washington avec Erevan et les stratégies potentielles pour donner une pertinence à l’Arménie. La discussion a également porté sur le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan l’année dernière, l’apparente réticence de l’Occident à l’empêcher, et pourquoi l’Arménie doit viser à devenir un “porc-épic” en matière de sécurité.

Avec 32 ans de carrière diplomatique, huit administrations présidentielles américaines, et des postes d’ambassadeur américain en Syrie et en Israël, le point de vue de Djerejian est précieux. Expert américain de premier plan en matière de sécurité nationale, de politique étrangère et de diplomatie publique, Djerejian a partagé ses réflexions sur les défis actuels et futurs de l’Arménie.

L’Arménie serait en train de faire un pivot critique vers l’Ouest. Ce changement est à la fois visible et invisible pour beaucoup, générant une part d’appréhension. Avec l’administration actuelle du président Biden, y compris des figures comme le secrétaire d’État Blinken et Jake Sullivan au Conseil de sécurité nationale, il y a un effort pour institutionnaliser ce pivot. Cependant, la possibilité d’un changement de président pourrait remettre en question cette direction. Djerejian a souligné que l’administration précédente, celle de Trump, bien que n’étant pas particulièrement hostile envers l’Arménie, a été marquée par un niveau de chaos et de manque de cohérence qui a conduit à des situations négatives, notamment à la fin de son mandat avec la guerre.

Djerejian souligne qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’Arménie de se tourner de manière significative vers une seule puissance. Le Caucase du Sud est une région troublée et en proie aux conflits, en particulier entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Le monde se dirige vers un ordre multipolaire et multilatéral, et la prééminence des États-Unis n’est plus ce qu’elle était après la Seconde Guerre mondiale ni même après la chute de l’Union soviétique. Il conseillerait aux décideurs arméniens de développer avec précision des relations stratégiques et tactiques, notamment dans le cadre du format 3+3 (Arménie, Géorgie, Turquie, Iran, Russie).

Djerejian rappelle quelques faits non négligeables : l’Arménie dépend des exportations de blé en provenance de Russie, des envois de fonds, de l’énergie nucléaire et du gaz (83 % de l’énergie de l’Arménie). Ces réalités brutales rendent difficile un pivot vers une matrice pro-occidentale et anti-russe sans conséquences néfastes. Il a également souligné l’importance de développer les relations avec la Turquie, malgré les difficultés. Pour développer son potentiel économique, social et culturel, l’Arménie doit également se concentrer sur la sécurité. À l’instar de certains analystes (Hrachya Arzoumanyan, Nerses Kopalyan, Taline Papazian), Djerejian est partisan de la “stratégie du porc-épic”. L’Arménie ne pouvant devenir une puissance militaire, il lui faut une approche défensive adaptée à des ressources modestes ayant pour objectif de rendre le rapport coût/avantage d’une agression potentielle plus onéreux.

La conversation est revenue sur le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en 2023. Djerejian a qualifié ce “nettoyage ethnique” d’opération habilement menée par l’Azerbaïdjan, sans holocauste mais par une guerre d’usure privant la population de nourriture et de ressources nécessaires. La réponse mondiale a été limitée car le Caucase du Sud n’est pas une priorité géopolitique.

Djerejian a également souligné l’importance de la culture et de l’éducation dans l’élaboration de la politique étrangère. Le système éducatif arménien est à revoir en dépit de quelques pépites comme l’Université américaine. De jeunes talents existent, en sciences, en technologies, et dans d’autres domaines, qui sont porteurs d’espoir pour l’avenir du pays mais le système éducatif n’est pas à la hauteur. Il a suggéré que le pays doit capitaliser sur ses atouts uniques, notamment ses talents dans le domaine des technologies de l’information, de la conception de puces électroniques et des minéraux stratégiques comme l’uranium et le cuivre. En développant un complexe militaro-industriel et en attirant des investissements étrangers, l’Arménie peut se rendre plus pertinente sur la scène internationale.

Interrogé sur la crise politique américaine, Djerejian a souligné que la perte de crédibilité de l’establishment politique auprès de larges segments de la population américaine a des implications mondiales. La raison de cette érosion tient pour Djerejian en l’absence de véritables hommes d’État dans la période actuelle.