Alors que l’Arménie et la Turquie ont réengagé un processus de normalisation de leurs relations fin 2021, celui-ci se déroule quasi-uniquement au niveau formel, via les deux représentants spéciaux (Ruben Rubinyan et Serkar Kiliç). La participation des sociétés civiles, un chaînon pourtant essentiel de ce type de processus, manque quasi-complètement, à la différence des précédentes tentatives. Le Centre Imagine pour la Transformation des Conflits s’est attaqué à cette lacune en publiant une petite étude intitulée « Why re-engage in the Armenia-Turkey normalization process ? How to re-engage meaningfully ? ». Réalisée par une équipe de jeunes chercheuses et/ou activistes – Burcu Becermen, Lilit Gizhlaryan, Pınar Sayan et Diana Yayloyan- et écrite par elles ainsi que par Phil Gamaghelyan, de l’Université de San Diego, elle est le fruit d’enquêtes de terrain en Arménie et en Turquie d’octobre 2022 à mai 2023.
Plus de 55 entretiens individuels dans les deux pays. Dans les grandes villes (Yerevan, Ankara, Istanbul), l’équipe a rencontré des décideurs politiques, d’anciens diplomates, des acteurs de la société civile et des analystes précédemment impliqués dans les efforts de dialogue/normalisation entre l’Arménie et la Turquie. Dans les régions frontalières d’Armavir et de Shirak en Arménie, ainsi que dans les villes de Kars et d’Iğdır en Turquie, l’équipe a rencontré des représentants des communautés locales.
La méfiance réciproque est criante, symptomatique dans les « craintes arméniennes et l’indifférence turque ». Elle entrave la communication tant au niveau officiel que non officiel. Le fossé informationnel et analytique qui sépare les deux sociétés est béant et rien n’est entrepris au niveau politique pour combler cette béance. Côté arménien, la couverture de la Turquie dans la presse, dans les discours de soi-disants « experts », et même dans une partie du monde académique, est trop souvent une suite de clichés ou témoigne d’une absence d’esprit critique et de la méthodologie la plus élémentaire nécessitée par l’analyse. Côté turc, l’Arménie est quasiment absente de l’espace médiatique et de l’analyse. Les sources médiatiques azerbaïdjanaises constituent un filtre très présent pour les nouvelles concernant l’Arménie. Plus généralement, les restrictions pesant sur la liberté de la presse et sur la société civile turque rendent une couverture équilibrée et contextualisée rares.
Pourtant, les intérêts économiques et les préoccupations des communautés frontalières laissent entrevoir à la fois des similitudes et des points de motivation et d’intérêts qui pourraient être amenés à converger, particulièrement dans le cas de communautés plus défavorisées et/ou isolées, naturellement plus désireuses de voir la frontière se rouvrir. Dans la région du Shirak, si des craintes existent sur une possible « Batumization » de Gumri (image d’investissements dérégulés particulièrement dans les industries du jeu et du sexe), les Gumretsi de plus de 50 ans se rappellent encore du train qui les reliait à la ville frontalière turque d’Akyaka, pas loin de Kars. Le réservoir d’Arpaçay/Akhuran est un espace de rencontre fortuite entre les villageois, à qui il arrive de « nouer leurs filets de pêche ensemble. » Comme dans les décennies précédentes, côté turc, ce sont particulièrement les Kurdes vivant à Kars qui se disent désireux de rencontrer les gens de l’autre côté de la frontière et de coopérer.
Les voix des communautés limitrophes, que cette étude met à l’honneur, sont importantes. De chaque côté de la frontière arméno-turque, les lignes de différenciation sont au moins autant économiques et sociales -entre région aisée et région moins favorisée, région à l’écart et région plus intégrée- que nationales. Le rapport met en évidence des inquiétudes quelques fois similaires, quelques fois contrastées, entre les communautés turque et arménienne, de part et d’autre.