
Gérard Libaridian, historien et ancien diplomate, un des meilleurs connaisseurs du conflit du Haut-Karabakh, fait le point sur le processus de paix arméno-azerbaïdjanais. Il rappelle que l’Arménie est confrontée à l’impératif d’une normalisation des relations avec l’Azerbaïdjan après la guerre de 2020 et dissèque les messages complexes venus de Bakou, les perspectives des routes commerciales (la « route Trump »), le rôle des puissances régionales et la valeur des symboles nationaux. Invité sur le plateau de 1in le 25 novembre 2025 par le journaliste vedette Petros Ghazaryan, il a livré un point pédagogique très utile sur le processus de paix et les débats internes à l’Arménie dont nous rendons la synthèse.
Un signal de Bakou à prendre au sérieux
Le point de départ chronologique de l’interview de Gérard Libaridian est une visite récente d’experts arméniens à Bakou, invités par leurs collègues en signe de réciprocité. Durant cet événement, Hikmet Hajiyev, proche conseiller du président Ilham Aliyev, a délivré trois messages clairs : pour l’Azerbaïdjan, la guerre est terminée, le conflit est clos, et cette « non-guerre » doit être transformée en paix.
Libaridian appelle notre attention sur ces déclarations.
« Hajiyev est l’un des plus proches collaborateurs d’Aliyev, un acteur de premier plan qui participe à l’ensemble des négociations. Quand il parle, il faut écouter. »
A la question du présentateur vedette, Bedros Ghazaryan, sur comment concilier ces messages avec des déclarations d’Aliyev évoquant Göyçə (Sévan) et d’autres territoires arméniens, Libaridian répond qu’il n’y a pas là une contradiction mais bien une stratégie politique à plusieurs niveaux. Il rappelle que les discours nationalistes du président azerbaïdjanais répondent souvent à des dynamiques internes – pression de l’opinion publique ou de cercles ultranationalistes – mais aussi à des objectifs externes qui peuvent s’adresser à d’autres qu’à l’Arménie. En l’occurrence, des signaux à Washington et Bruxelles afin de renforcer la position de son pays vis-à-vis de ces partenaires et négocier d’autres avantages.
« On ne négocie pas avec nous, mais avec les États-Unis et l’Europe. Bakou cherche avant tout à être reconnu comme un acteur international majeur. (…) Le message est : « Si vous ne voulez pas de nouvelle guerre, il faudra m’accepter comme partenaire, cesser de diaboliser mon régime et coopérer économiquement avec moi.» », résume Libaridian.
La dynamique de paix est « plus profonde que jamais » : le projet de corridor économique de la « route Trump » avance ; de plus en plus de pays s’y intéressent, comme par exemple le Kazakhstan. Dans un contexte où la route du Nord (Russie) est jugée peu fiable et celle du Sud (Iran) incertaine, l’axe passant par l’Arménie prend une importance nouvelle. Selon Libaridian, «l’internationalisation de cette route constitue en elle-même une garantie. Si elle s’ouvre selon nos principes, toute tentative de la remettre en cause heurterait les intérêts d’un grand nombre de pays », estime-t-il.
Moscou : la diplomatie du « manque de respect »
A l’égard de la Russie, Libaridian critique un comportement condescendant et intrusif envers l’Arménie comme envers d’autres :
« Aucun ministre des Affaires étrangères n’a à nous expliquer publiquement ce qui est important dans notre histoire ou dans notre identité. C’est une atteinte à notre souveraineté. »
La diplomatie russe peine à adapter ses méthodes dans un monde qui a profondément changé, et changé aussi du fait de la guerre en Ukraine qui n’a cessé d’affaiblir l’influence russe.
« L’approche de la Russie n’est pas respectueuse de notre indépendance ».
Néanmoins, il tempère les craintes d’une réaction violente de Moscou ou de Téhéran face aux nouveaux tracés économiques, les qualifiant d’« hypothèses » à ce stade.
Réalisme et diversification pour l’Arménie
Contre l’idée d’une Arménie isolée, Libaridian défend une politique étrangère qui s’est diversifiée : relations approfondies avec l’Inde, la Chine et un nombre croissant de pays occidentaux, ainsi que de réelles perspectives de normalisation avec la Turquie.
Il insiste sur le fait que la pierre angulaire de la sécurité arménienne doit être une normalisation avec les voisins. Selon lui, la Turquie n’a pas de contentieux direct avec la réalité d’une Arménie indépendante : en 1992 elle a permis l’ouverture de la route de Gyumri pour acheminer du blé et éviter une crise humanitaire ; en 1993 les protocoles arméno-turcs étaient proches d’aboutir avant d’être interrompus par la prise de Kelbadjar. Libaridian rejette ainsi l’idée que la Turquie ou l’Azerbaïdjan chercheraient à « anéantir » l’Arménie :
« Ce sont des hypothèses sans preuve. La diplomatie exige de tester les hypothèses, pas d’y adhérer sans examen. »
Critiquer sur la base de faits : l’apprentissage du débat
Libaridian met en garde contre les pièges de débats internes viciés. Il rejette l’accusation de « donner un corridor », une polémique largement exploitée par l’opposition.
« La critique est nécessaire, dit-il, mais elle doit s’appuyer sur des documents, pas sur des slogans. »
Il se montre aussi sceptique face aux forces politiques qui promettent une « paix digne », un slogan qu’il juge vide de sens sans une vision stratégique claire. Il dénonce une approche déconnectée des réalités de Bakou :
« Nous avons tendance à négocier avec une image que nous nous fabriquons de l’Azerbaïdjan, et non avec l’Azerbaïdjan réel. »
Ararat est un symbole et non un casus belli : l’appel à la maturité
Enfin, l’ancien conseiller met en garde contre la tentation de confondre symboles nationaux et objectifs politiques. Selon lui, la question touche à la philosophie même de l’État :
« Ararat est dans nos cœurs, et nul ne peut nous l’enlever. Mais on ne peut pas aller à la guerre pour des symboles. »
Libaridian rappelle que l’histoire arménienne récente montre combien cette confusion peut être coûteuse. Il insiste : Ararat doit rester un symbole, pas un casus belli ; l’identité n’est pas un bloc figé, mais une réalité mouvante, qui change selon les époques et les communautés ; et le rôle de l’État n’est pas de défendre des mythes, mais de protéger ses citoyens, garantir la paix et construire la prospérité.
« Nous nous sacrifions pour des symboles depuis deux siècles. C’est assez. »
La priorité d’un État indépendant, rappelle-t-il, n’est pas de préserver une identité figée mais de protéger la vie, la sécurité et le développement de ses citoyens. Pour Libaridian, la dynamique actuelle offre une fenêtre d’opportunité inédite depuis l’indépendance : responsables arméniens et azerbaïdjanais ont établi un contact direct, une confiance minimale s’est installée, et le risque de reprise de guerre a nettement reculé. Les bases d’un accord durable, souligne-t-il, sont aujourd’hui plus solides que celles imposées autrefois par des garants extérieurs.
« Notre salut, c’est nous.», affirme-t-il. Il ne viendra ni de Moscou ni de Washington, mais d’Erevan — à condition d’assumer une question centrale :
« Ce pays, la République d’Arménie, veut-il appartenir à cette région ou non ? »
Pour lui, le choix est existentiel : continuer à se battre pour des symboles, des illusions et des peurs héritées du passé, versus consolider un État souverain, pragmatique et ancré dans son environnement régional.
La conclusion est claire :
« La paix ne tombe pas du ciel. Elle exige un travail patient, la compréhension de l’autre et le courage de rompre avec ses mythes. »
