Introduction par Taline Papazian
Le 19 avril 2024, une déclaration commune de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie a eu lieu à l’issue de la 8ème réunion de la commission intergouvernementale sur la Délimitation des frontières faisant état de la signature d’un protocole en 6 points, détaillés. Premier point : accord sur une section séparée entre quatre localités situées au Tavush (de Baghanis (République d’Arménie) – BaghanisAyrum (République d’Azerbaïdjan), Voskepar (République d’Arménie) – AshaghiAskipara (République d’Azerbaïdjan), Kirants (République d’Arménie) – Kheyrimli (République d’Azerbaïdjan) et Berkaber (République d’Arménie) – Ghizilhajili (République d’Azerbaïdjan)). Ce premier point signifie que l’Arménie transfère à l’Azerbaïdjan une partie des localités susmentionnées de sorte que le dessin de la frontière sur cette section devienne conforme à la séparation inter-républicaine qui prévalait au sein de l’URSS en 1991. Deuxième point : les détails de ce transfert seront affinés d’ici qu 15 mai 2024, dans un protocole signé. Troisième point : déploiement simultané et parallèle de leurs services frontaliers sur les sections convenues. Les sections de la ligne frontalière spécifiées dans la description du protocole seront considérées comme délimitéespendant l’achèvement du reste du processus. Quatrième point : aligner entre les parties le projet de règlement relatif à l’activité conjointe de la Commission de délimitation et de sécurité de la frontière d’État entre la République d’Arménie et la République d’Azerbaïdjan et de la Commission d’État pour la délimitation de la frontière d’ici au 1er juillet 2024. Cinquième point : les parties sont convenues que le processus de délimitation sera fondé sur la déclaration d’Alma-Ata de 1991. Les parties ont également convenu de stipuler ce principe fondamental dans le projet de règlement. De plus, si dans un traité de paix ultérieur et plus large, une disposition différente s’appliquait sur une autre section de la frontière, celle-ci prévaudrait. Sixième point : après l’approbation du règlement par les parties, celles-ci organiseront l’ordre et poursuivront le processus de délimitation de toutes les sections restantes de la frontière, y compris les questions des enclaves et des exclaves.
Ce protocole propose des solutions raisonnables atteintes d’un commun accord et bilatéralement dans une situation éminemment complexe. Si –un grand si– chaque partie tient ses engagements et que la section pilote est effectivement délimitée, chacun y gagne quelque chose. L’Azerbaïdjan, les quatre localités ; l’Arménie, la fixation d’un principe juridique et politique de base sur le processus de délimitation. Certes, rien ne garantit que l’Azerbaïdjan tiendra sa part du marché. Les précédents n’incitent évidemment pas à l’optimisme. Par conséquent, les partisans de la paix, à l’international comme dans les sociétés arménienne et azerbaïdjanaise ont un rôle actif à jouer pour pousser de toutes leurs forces les inclinaisons vers le respect de cet engagement. La Russie a été le seul pays à s’abstenir d’une réaction positive à cet accord. Le gouvernement arménien a fait savoir que si la délimitation se déroulait comme prévu, les troupes russes stationnées dans la zone du Tavush depuis 2021 n’auraient plus de raison de rester.
Les problèmes réels pour la partie arménienne tiennent à l’insécurité créée pour les villageois concernés. Ces derniers sont inquiets, à juste titre, du rapprochement des garde-frontière azerbaïdjanais aux abords de leurs lieux de vie, de travail, de l’école de leurs enfants, des routes ou des infrastructures desservant leurs villages. Areg Kochinyan, analyste au Research Center on Security Policy, à Erevan, analyse les enjeux de cette situation en s’appuyant sur des cartes que nous reproduisons ici avec son aimable autorisation ainsi qu’une traduction en français de son article paru en arménien le 14 avril, intitulé « Le processus de paix arméno-azerbaïdjanais et les problèmes de délimitation des frontières ». Le laps de temps de trois mois prévu pour la réalisation de cette section pilote devra être utilisé de manière très efficace par le gouvernement arménien pour mettre en place des solutions alternatives afin que les communautés villageoises concernées puissent continuer à vivre.
Article paru sur le site de la Fondation Heinrich Böll le 14 avril 2024, par Areg Kochinyan. Traduit en français par Arminé Kirakosyan. Repris avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Suite à la guerre des 44 jours en 2020, des négociations ont été entamées pour parvenir à un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Durant les quatre ans écoulées, le processus a subi plusieurs transformations, sur le fond et sur la forme. Bien que de nombreuses questions aient été qualifiées de résolues, certains défis majeurs demeurent en suspens. Ces derniers posent une menace sérieuse pour l’intégrité du processus de négociation et risquent de provoquer une instabilité considérable dans toute la région.
Où en est le processus de négociations ?
Depuis quelque temps, on parle d’avancées dans le processus de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. D’après les déclarations officielles arméniennes, il semble qu’un accord ait été trouvé sur la majorité des sujets. Les points qui font exception concernent principalement des aspects de deux ensembles : les communications d’une part et les fondements juridico-politiques de la délimitation d’autre part.
Le premier ensemble concerne les moyens de communication et les principes régissant leur ouverture. D’un côté, l’Arménie plaide pour l’ouverture des voies de communication sur la base de quatre principes : souveraineté, pleine juridiction, égalité et réciprocité. Elle souhaite que cette ouverture soit conforme aux pratiques internationales et au droit, tout en intégrant des avancées en termes d’infrastructures et d’économie. De l’autre côté, l’Azerbaïdjan préconise une approche en termes de « corridor », cherchant à obtenir des droits exclusifs sur une route passant par l’Arménie, ce qui inclurait des droits économiques spécifiques (et pas seulement économiques, d’après certains) ainsi que la présence permanente des services spéciaux russes et des garanties données par ces derniers.
Le second ensemble de questions qui figurera au cœur des débats porte sur les fondements juridiques et politiques du processus de délimitation. Il est crucial que les parties engagées sachent, dès le démarrage du processus, quels fondements juridiques le régiront. L’Arménie défend l’idée que ces fondements juridiques doivent correspondre aux frontières administratives internes des anciennes républiques soviétiques, reconnues par la déclaration d’Alma-Ata comme frontières interétatiques. Ce principe implique des cartes topographiques précises éditées par les autorités compétentes de l’URSS et des processus juridiques adéquats entre les parties concernées. La partie azerbaïdjanaise est réticente à admettre de tels fondements. Elle préfère une approche sans limitation, “créative”. Il est capital de souligner les risques inhérents à cette démarche, notamment dans un contexte marqué par une méfiance et une hostilité réciproques, risquant de transformer chaque divergence mineure sur la délimitation des frontières en un conflit armé prolongé.
Où vont les négociations ?
Sur la question des communications (l’ensemble n°2), il est crucial de noter qu’actuellement, la meilleure solution semble être l’absence de résolution. Il conviendrait de séparer la question des communications du reste des négociations et de la reporter à plus tard. Les échanges économiques et les infrastructures sont certes très importants. Néanmoins, un accord de paix peut s’envisager sans cet élément. Il convient également de souligner que, au moins dans les premières phases des négociations actuelles, la question des communications était une priorité pour la partie russe.
En ce qui concerne les fondements juridiques et politiques du processus de délimitation, la partie arménienne n’exige ni la production de nouvelles cartes pour chaque segment devant être délimité, ni l’exclusion de modifications futures. Au contraire, une fois les cartes acceptées comme référence initiale, le processus de délimitation puis de démarcation devrait débuter, à la fois sur le plan cartographique et sur le terrain, afin de parvenir à un consensus sur les perceptions arméno-azerbaïdjanaises de la frontière interétatique. Des ajustements pourraient être envisagés d’un commun accord. Étant donné la complexité et les défis considérables de la frontière actuelle (qui résultent moins de coïncidences que de politiques intentionnelles des autorités soviétiques centrales), il serait juste d’inclure les meilleures pratiques de l’OSCE dans ce processus. Ces pratiques visent à minimiser les conflits frontaliers, à renforcer la viabilité des communautés locales, à défendre les droits humains et d’autres principes éthiques. Ce paquet de défis est illustré dans la carte mentionnée ci-dessous.
Carte 1
Cette carte met en évidence non seulement les défis associés aux zones résidentielles, mais aussi ceux concernant les parcelles de terrain numérotées 1 et 2. Selon les documents consultés, la parcelle numéro 1 est un territoire appartenant à l’Azerbaïdjan, mais actuellement contrôlé par l’Arménie, tandis que la parcelle numéro 2, également reconnue par ces documents, appartient à l’Arménie, mais est sous contrôle azerbaïdjanais. Ni l’une ni l’autre des parcelles n’abrite de zones résidentielles, et chacune, isolée de son territoire principal, s’insère profondément dans le territoire adverse, posant des problèmes à la fois en termes d’extension artificielle des frontières et de gestion des infrastructures. D’une part, un segment de la route principale Arménie-Géorgie traverse la parcelle numéro 1, et d’autre part, la route principale reliant les communautés azerbaïdjanaises parcourt la parcelle numéro 2, desservant les localités et positions stratégiques existantes. La solution optimale serait un échange formel des territoires concernés pour légitimer la situation actuelle. Cela remettrait certes en question la logique des cartes existantes, mais illustre précisément notre point : les cartes ne devraient pas servir à refléter des principes doctrinaux immuables, mais être un fondement méthodologique et permettre de visualiser la faisabilité de différentes options. Ainsi, si sur un segment spécifique il n’y a pas accord explicite, la carte deviendrait de facto un accord silencieux ayant force de droit. Cela est d’autant plus crucial que le côté azerbaïdjanais est fondamentalement opposé à l’idée d’une intervention tierce, notamment en ce qui concerne les droits d’arbitrage. Dans ce contexte, sans un consensus sur les cartes, le processus risque de sombrer dans des conflits et escalades incessants chaque fois que les parties échoueraient à trouver un point d’accord.
La question des habitats et sa résolution
La question des habitats et des territoires habités par les communautés représente également un défi notable. Le 7 mars 2024, la position azerbaïdjanaise a été clairement exprimée : elle stipule que les quatre villages arméniens de la région du Tavush en Arménie, à savoir Baghanis Ayrum, Ashagh Askiparan, Kheyrimli et Ghazalhajili, devraient être rendus sans délai à la République d’Azerbaïdjan (voir carte numéro 1). Il est juste de mentionner que parmi ces villages, seul Kheyrimli est entièrement sous contrôle arménien. Les deux autres, Baghanis Ayrum et Ashagh Askiparan, se trouvent partiellement sous contrôle arménien ou dans une zone tampon, tandis que Ghazalhajili, n’est pas contrôlé par l’Arménie et a récemment été le sujet de reportages par des médias azerbaïdjanais. La partie azerbaïdjanaise argue que tout au long de la frontière aucune partie ne devrait plus contrôler quelque chose qui n’est pas légitimement à elle. Cet argument n’est pas dénué de logique. Toutefois, un village ce n’est pas seulement un lieu et ses bâtiments. Un village c’est aussi les espaces vitaux d’une communauté, tels que les sources d’eau, les champs cultivables, les terres agricoles et les pâturages. Sans ces ressources essentielles, un village est en réalité voué à l’abandon et à la désertification.
Il est ici nécessaire de mentionner le cas du village de Nerkin Hand, dont des zones essentielles ont été envahies en septembre 2022 par les forces azerbaïdjanaises, y compris le cimetière (voir carte N2). Occupées depuis, le village ne parvient plus à vivre normalement.
Carte N2
La situation actuelle rend pratiquement impossible le maintien des activités essentielles de la communauté villageoise. Cette réalité conduit à une logique impérative : prioriser la sauvegarde des communautés encore en vie et dont le fonctionnement naturel a été perturbé récemment. Ce point est aussi logique et aussi crucial que celui mis en avant par l’Azerbaïdjan. Et ce phénomène ne concerne pas seulement quatre villages, mais bien plus de trente.
Indépendamment de ces éléments, le gouvernement arménien est déterminé à avancer sur le processus de négociations et à établir une confiance réciproque. Intentionmanifestée par le démarrage du processus là où l’Azerbaïdjan le souhaitait. Cette initiative ne doit pas être perçue comme une concession unilatérale, mais plutôt comme une étape intégrée dans un programme de délimitation plus large. Il convient de préciser ici à quoi nous faisons allusion. Il est crucial de comprendre les implications légales de la revendication par l’Azerbaïdjan de sa propriété sur ces quatre localités spécifiques du Tavush. En effet, si un cadre légal peut être identifié, par exemple, si cette revendication se fonde sur l’Acte de déclaration d’Alma-Ata, c’est-à-dire les frontières administratives de l’ex-URSS, alors il deviendra possible d’établir une base juridico-politique commune pour le processus de délimitation. Néanmoins, il est primordial que cette base ne repose pas sur des interprétations subjectives ou des impressions, mais sur un accord bilatéral précis. Selon cet accord, l’Azerbaïdjan obtiendrait les quatre localités, tandis qu’un document juridique formalisant cet accord et d’autres aspects de la délimitation frontalière serait établi, soit une cartographie officielle.
La situation actuelle à la frontière
La partie arménienne affirme que, conformément aux dernières cartes topographiques officielles de l’époque soviétique, les territoires englobant 31 localités arméniennes, sur une superficie d’environ 200 kilomètres carrés (les estimations varient entre 230 et 300 kilomètres carrés), sont actuellement occupés par l’Azerbaïdjan. Une partie de ces zones a été capturée par l’Azerbaïdjan pendant la première guerre du Haut-Karabagh dans les années 1990, tandis que le reste a été pris lors des incursions azerbaïdjanaises de 2021 et 2022.
Cette situation est illustrée dans la carte N° 3.
Carte N° 3
La plus grande partie de ces territoires occupés est aux confins de la ville de Jermuk, environ 73,56 km². Cette étendue significative, tant en profondeur qu’en largeur, ne saurait être expliquée par méconnaissance des limites ou par les caractéristiques naturelles de la frontière. En réalité, l’armée azerbaïdjanaise a avancé jusqu’aux abords de Jermuk situés au sommet de la crête. La situation actuelle à Jermuk peut être consultée sur la carte N° 4.
Carte N° 4
Il est également crucial de prendre en compte les analyses et les fondements juridiques proposés par les experts et les autorités azerbaïdjanaises.
Évolution potentielle de la situation aux frontières
Rappelons que la situation décrite dans l’analyse cartographique ne devrait pas être pris comme une directive absolue pour une reproduction exacte de la carte. Les positions des parties concernées sur ce sujet, selon moi, ne sont pas radicalement opposées. Le processus de délimitation des frontières devrait être une fusion des perspectives des différentes parties, permettant à l’une de résoudre les problèmes existants par un consensus mutuel, tandis que l’autre pourrait y voir une « opportunité de concession » ou une solution de rechange clairement représentée sur la carte.
Dans le cadre de la délimitation des frontières une autre complexité mérite d’être soulignée : certaines habitations sont situées si près l’une de l’autre de part et d’autre de la frontière que leurs limites administratives se confondent avec les frontières nationales. Cette proximité est particulièrement problématique dans la zone de Kirtan-Kheyrimli (voir carte N1), où des constructions ou maisons se trouvent parfois à moins de dix mètres d’une frontière nationale. Cette situation engendre des difficultés accrues pour les deux parties. Des cas de ce type exigent une approche collaborative, comme si les parties concernées naviguaient dans un même bateau et nécessitent de travailler ensemble pour une délimitation efficace des zones essentielles au soutien de la vie des deux communautés. Ce processus ne peut aboutir que par le biais de compromis ; sans cela, la paix restera une illusion politique et, à long terme, ne profitera à aucun des deux camps.
En guise de conclusion
L’analyse susmentionnée n’est en réalité pertinente qu’à la condition simple où pour les deux parties les négociations et la médiation sont préférables aux contraintes et à la violence. En Arménie, il est parfaitement clair que c’est le cas. Par conséquent, le principal objectif de toutes les parties souhaitant la paix dans la région, tant les parties internationales que régionales, devrait être de faire en sorte qu’une configuration de même nature existe en Azerbaïdjan, une configuration où les négociations seraient une option plus viable que la violence. Pour un tel objectif, chacune des parties a un rôle à jouer, l’Arménie, les États-Unis, l’Union Européenne, l’Iran, la Turquie et les forces partisanes de la paix en Azerbaïdjan.
Il est tout aussi clair que dans ce processus comme dans le cadre général des efforts de paix, des forces antagonistes existent tant à l’intérieur des deux pays concernés qu’à l’extérieur de leurs frontières. À l’échelle internationale, la Russie est particulièrement notable, car le conflit arméno-azerbaïdjanais constitue l’une des principales raisons de sa présence influente dans la région. Aucun autre acteur ne détient actuellement une capacité similaire de perturbation et de régulation. De plus, un problème spécifique réside dans le système politique de l’Azerbaïdjan. Les régimes autoritaires nécessitent toujours la présence d’un ennemi externe pour renforcer leur pouvoir ainsi que pour se targuer de petites victoires régulières contre cet ennemi. Dans ce contexte, il est envisageable que le gouvernement azerbaïdjanais, en cherchant à préserver les intérêts de son propre régime ou en adoptant une stratégie visant à maximiser les gains face à l’opposition, agisse contre les intérêts à long terme de son propre pays en matière de paix, ici et maintenant, tant que c’est possible et que la Russie ne l’en empêche pas.
NB : Tous les droits d’auteur des cartes appartiennent à David Galstyan. Les cartes ont été élaborées sur la base de Google Maps.