Le 19 septembre 2023, les forces armées azerbaïdjanaises ont mené une attaque militaire éclair contre les Arméniens de la région du Haut-Karabakh. Les 120000 habitants de la région, en état de siège depuis 9 mois, soumis à toutes les privations, d’énergie, de médicaments, de nourriture, ne tenaient déjà que par la force de leur dignité. Il n’aura guère fallu plus de 24 heures à l’armée azerbaïdjanaise pour forcer les représentants du Haut-Karabakh à se rendre et à accepter le démantèlement de la force d’auto-défense de la région. La conséquence immédiate est l’exode massif des Arméniens du Haut-Karabakh sous « escorte » du contingent russe. A l’heure où ce débrief est publié, près de 23000 personnes sont arrivées en Arménie. Depuis le 24 septembre, l’Artsakh se vide de sa population arménienne qui fuit devant la crainte d’une extermination. Que faire ? La question est sur toutes les lèvres. Avant de répondre, il faut analyser les événements et leurs conséquences sur plusieurs niveaux, de Bakou à Moscou en passant par Ankara.
L’objectif immédiat était pour Bakou de compléter la réalisation de ses objectifs de guerre de 2020, en récupérant le contrôle total de la région. L’armée de défense du Haut-Karabakh était très diminuée en hommes comme en matériel depuis la fin de la guerre de 2020. Le bilan –provisoire- des combats est de 200 morts et 400 blessés dont de nombreux civils. Il faudra lui ajouter les assassinats de civils qui ont eu lieu dans les localités tombées les 19 et le 20 septembre, et dont les chiffres ne sont pas connus. Les estimations des pertes de l’assaillant varient de 100 à 200, personnel militaire uniquement. Le cessez-le-feu impose la dissolution de l’Armée de Défense du Haut-Karabakh, qui a commencé dès le 22 septembre.
Le second objectif était d’amener l’Arménie à intervenir. Si l’Arménie avait décidé de se porter au secours des Arméniens du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan aurait eu beau jeu d’élargir le théâtre des opérations à l’Arménie même. Le prétexte d’une agression tout trouvé, il n’y aurait plus eu qu’à reprendre l’épisode de septembre 2022 où il en est resté : le Gegharkyunik et le Syunik auraient immédiatement subi des attaques massives. A l’heure qu’il est le Syunik serait agressé de toutes parts, peut-être déjà submergé. Dans le texte de cessez-le-feu rédigé à Bakou et présenté aux représentants du Haut-Karabakh par le commandement des forces russes, il est fait mention des « Forces Armées de la République d’Arménie présentes au Haut-Karabakh ». Depuis lors, Bakou a fait plusieurs fois des déclarations officielles dans lesquelles ces termes mensongers sont repris. Les derniers appelés arméniens ayant servi au Haut-Karabakh ont quitté la région en 2021, au terme de leur service de deux ans entamé avant la guerre des 44 jours.
En annonçant que l’Arménie se tenait à l’écart de l’opération militaire, le gouvernement de Nikol Pashinyan a suivi le principe de réalité. Déchirant, mais inévitable. L’Arménie n’est plus garante de la sécurité physique des Arméniens du Haut-Karabakh depuis la déclaration du 10 novembre 2020. Cette responsabilité, et les moyens qui vont avec, incombent au contingent russe de 2000 hommes présents dans l’enclave. Ceux-ci jouent un rôle trouble. Personne ne nie qu’ils constituent l’ultime rempart entre les civils de l’enclave et les forces armées azerbaïdjanaises ; mais personne ne contestera davantage que leur mission – permettre aux Arméniens du Haut-Karabakh de pouvoir vivre sur leurs terres sans craindre ni pour leurs biens ni pour leur vie- est un échec total. Jusqu’au dernier qui restera de gré ou de force, ils seront les otages justifiant la présence des troupes russes sur place.
Désormais, un seul paragraphe de la déclaration tripartite du 10 novembre 2020 reste à remplir pour Bakou : celui du « déblocage des voies de transport » entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan. Le « corridor du Zanguezour », pour reprendre la terminologie mise en circulation par Aliyev en 2021, est un objectif qui dépasse largement l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il a partie liée avec le Corridor du milieu, explicitement revendiqué par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Il est de plus approuvé et souhaité par la Russie.
Ces trois acteurs régionaux ont chacun les moyens, qui militaires, qui économiques, énergétiques, informationnels, et d’autres encore, de faire plier l’Arménie. En d’autres termes, et étant donné que la déclaration du 10 novembre a été vidée de sa substance concernant le conflit du Haut-Karabakh, la question d’un traité de paix est désormais au premier plan. Celui-ci comprendra inévitablement des concessions sur le « corridor du Zanguezour ». Car au-delà des parties prenantes régionales (Russie, Turquie, Iran, Azerbaïdjan, Arménie), il y a des enjeux internationaux, de la Chine aux Etats-Unis. L’Arménie doit définir dans ce cadre ses intérêts, ses ressources et ce qu’elle peut présenter aux acteurs régionaux, et en particulier à la Turquie, comme options autour d’un compromis acceptable. Dans ce même cadre, l’Arménie pourra demander des garanties de sécurité internationales tangibles sur son territoire.
A l’égard de nos compatriotes qui quittent la mort dans l’âme leur patrie, l’Arménie a un impératif moral et social : solidarité et fraternité. Accueillir ces « apatrides » dignement, les aider à retrouver un foyer et une sécurité, un avenir pour eux et leurs enfants. Ce désastre humanitaire va très rapidement mettre à rude épreuve les capacités organisationnelles et infrastructurelles du pays. La tâche s’avèrera impossible à accomplir si les institutions se mettent à dysfonctionner du fait de paralysies et de blocages intérieurs.
Car le poison mortel qui menace l’Arménie à court terme est la déstabilisation intérieure, que Moscou manœuvre par le biais de ses relais médiatiques et politiques. La Russie est un allié défaillant, qui a refusé de remplir ses obligations en mai 2021, en novembre 2021 et en septembre 2022, sous prétexte que les frontières de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan n’étaient « pas délimitées ». Le régime poutinien est un adversaire direct de la souveraineté et de la démocratie arméniennes. Les autorités légitimes car démocratiquement élues à deux reprises, lui déplaisent. La dénonciation des défaillances russes à garantir la sécurité du territoire de l’Arménie sont vécues comme des insubordinations. La recherche de partenariats de défense ou de garanties de sécurité alternatifs, comme des manœuvres géopolitiques. Le recours probable à des outils juridiques pour combler des béances sécuritaires, tel que le Statut de Rome, des actes hostiles.
L’Arménie a des motifs sérieux de mécontentement. Elle doit néanmoins faire preuve d’une grande prudence. La Russie dispose de leviers de déstabilisation puissants. De l’énergie à l’économie en passant par le militaire, tout, ou presque, est dans ses mains. La base militaire de Gumri, est, rappelons-le, à la frontière avec la Turquie. La Russie étant engagée dans une guerre sans merci et qu’elle ne gagne pas contre l’Ukraine, l’Arménie est une proie facile. Mais l’heure n’est pas pour les Arméniens à la création d’un ennemi supplémentaire. Il est donc impératif que le gouvernement temporise et n’exacerbe pas la crise avec Moscou. Profitant du drame qui se joue en Artsakh, le régime de Poutine tente de tourner une partie de sa propagande sur le « sauvetage » des Arméniens « loyaux », espérant déstabiliser le pouvoir en place à Erevan, et broyer au passage la souveraineté et l’indépendance de l’Arménie.
Taline Papazian