Le diplomate et l’historien : entretiens croisés

Deux entretiens passionnants menés par Civilnet ont retenu notre attention ces dernières semaines. Le premier avec le vétéran de la diplomatie américaine, Edouard Djeredjian et le second avec l’historien émérite Ronald Grigor Suny. Edouard Djeredjian a servi 32 ans et huit administrations présidentielles américaines. Dans son jeune temps, il avait croisé un autre éminent politique et diplomate d’origine arménienne, qui servait le camp adverse : Anastase Mikoyan. Ronald Suny est ancien professeur d’histoire des Universités de Chicago et de Michigan. Il est spécialiste de l’URSS, en particulier de la Géorgie, et des questions de nationalités dans les Empires (ottoman, soviétique, russe). Menés séparément à deux semaines de distance, nous avons croisé pour vous l’essentiel de ce qui aurait pu être un dialogue entre le diplomate et l’historien. 

L’historien juge que la Russie « a trahi son allié le plus loyal » tout en rappelant « l’absence remarquable des États-Unis » dans le nettoyage ethnique du Haut-Karabakh, en contravention totale avec l’ordre mondial « qu’ils ont bâti de leurs propres mains. » Le diplomate, pour sa part, interroge ce qui est perçu comme un « pivot » de l’Arménie vers l’Ouest en rappelant quelques faits bruts non négligeables. La dépendance (économique, alimentaire, énergétique) de l’Arménie envers la Russie et le caractère extrêmement limité des « réponses mondiales » au nettoyage ethnique, « habilement mené » par l’Azerbaïdjan en Artsakh, interrogent sur la réalité d’un « pivot vers une matrice pro-occidentale et anti-russe ».

Les relations entre Erevan et Washington sont certes en train de se renforcer, mais on est loin d’un partenariat diversifié et institutionnalisé. De plus, leur avenir à court terme est largement dépendant des élections présidentielles américaines de novembre et le Caucase du sud n’est, quoi qu’il en soit, pas une priorité. La recommandation du diplomate est de ne pas « se tourner vers une seule puissance ». S’il avait un « conseil à donner aux décideurs arméniens », ce serait de développer avec précision des relations stratégiques et tactiques dans le cadre du format 3+3 (Arménie, Géorgie, Turquie, Iran, Russie). Dans cette équation, la Turquie est un élément prioritaire.

La Géorgie occupe également une place importante. En plus de constituer son voisinage immédiat, ces deux pays sont également les voies de l’Arménie vers l’Europe. De l’existence de telles voies – dans tous les sens du terme – dépendent les perspectives de long terme européennes de l’Arménie, non dans une stratégie – pas clairement visible – de pivot mais dans un réel travail de diversification des partenariats. Autre pays potentiellement stratégique dans cette voie : l’Inde.

Troisième point : la paix – ou ce qu’on pourrait appeler une gestion formalisée et, si possible, institutionnalisée du niveau de conflictualité. L’historien rappelle que « la paix est nécessaire à l’Arménie, moins à l’Azerbaïdjan », et que « l’Arménie est seule. » Le gouvernement arménien se retrouve donc à marcher sur une voie « extrêmement délicate » où toutes les concessions qui ne sacrifient pas la souveraineté de l’État sont envisageables. “Chaque pas que fait le gouvernement crée immanquablement des problèmes avec la société. (…) Mais je ne vois pas d’alternative.” Pour le diplomate, c’est en partant du « 3+3 » que l’Arménie parviendra à alléger le poids des troubles et des conflits du Caucase du sud sur elle.

À l’instar de certains politologues (Hrachya Arzoumanyan, Nerses Kopalyan, Taline Papazian), il recommande, en complément, de miser sur la stratégie du « porc-épic. » Cette stratégie est également évoquée par Suny pour l’Ukraine, plus discutable, nous semble-t-il, car l’Ukraine a non seulement un véritable potentiel militaire mais de surcroît des partenariats bien réels et un seul ennemi. Elle est en revanche pertinente pour l’Arménie, petit pays enclavé et aux ressources modestes qui doit gérer des niveaux d’hostilité plus ou moins élevés avec trois pays de son voisinage (Azerbaïdjan, Russie, Turquie), dont le plus petit fait quatre fois sa taille en hommes et en PIB. L’Arménie doit par conséquent développer une approche défensive adaptée à sa situation et ses ressources avec comme objectif principal de rendre le rapport coût/avantage d’une agression potentielle plus onéreux qu’il ne l’est depuis 2020.