
par Elodie Gavrilof
Le 28 mai 2025, les présidents turc, Recep Tayyip Erdogan, et azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, ont inauguré un aéroport à Latchine, ancien point de passage entre la République d’Arménie et la République autoproclamée du Haut-Karabagh. Son ouverture révèle la dimension à la fois symbolique et matérielle de la prise de contrôle azerbaïdjanaise. Latchine, qui représentait hier le goulot d’étranglement d’un blocus imposé à la population arménienne, l’entrée de la « route de la vie » restée désespérément fermée sur la population arménienne de l’enclave pendant 9 longs mois en 2023, doit aujourd’hui devenir un pôle d’intégration régionale selon les autorités de Bakou.
Le gouvernement azerbaïdjanais affiche depuis longtemps son ambition de transformer cette région en vitrine de sa puissance et de sa prospérité. Le président Aliyev a réaffirmé à plusieurs reprises, notamment avant la COP29 puis plus récemment, sa volonté de faire de ces territoires le symbole d’une politique économique durable1« President Ilham Aliyev: Development of Liberated Territories as a Green Energy Zone is Central to Azerbaijan’s Sustainable Energy Strategy”. Renewables.az 2 juin 2025. Lien vers l’article et de renforcer la position de l’Azerbaïdjan comme plaque tournante des réseaux de transport eurasiatiques2« Azerbaijan touts $20bn investments and green energy pact as Turkic bloc eyes deeper economic ties”. BNE Intellinews. 21 mai 2025. Lien vers l’article.
Une multiplication stratégique des infrastructures de transport aérien dans la région

Le gouvernement de Bakou affiche clairement sa volonté d’intégrer les secteurs conquis dans toutes les dynamiques locales et régionales possibles. Il entend faire du Karabagh un symbole de puissance renouvelée à travers une politique de grands travaux qui résulte de la conjonction de trois facteurs : une forte capacité financière, une projection stratégique mûrement réfléchie sur la région, et un ultravolontarisme dans l’aménagement du territoire caractéristique de régimes fortement autocratiques. Plusieurs projets liés aux énergies renouvelables ont ainsi vu le jour, ce qui n’a pas manqué de susciter des accusations de greenwashing, en particulier après le fiasco de la COP293« Cop29 CEO filmed agreeing to facilitate fossil fuel deals at climate summit”. The Guardian. 8 novembre 2024. Lien vers l’article.
Les autorités ont fait construire de multiples infrastructures de transport dans la région. Trois aéroports ont été érigés depuis 2021 dans une zone de la taille de l’Île-de-France, qui comptait moins de 10 000 habitants en septembre 2024. Le gouvernement a aussi fait construire un certain nombre de routes reliant les différentes villes et villages. À Agdam, Ilham Aliyev a inauguré au mois de mai 2025 une gare routière et ferroviaire, en mesure d’accueillir environ un millier d’usagers quotidiennement4« Azerbaijan Launches New Transportation Hub in Karabakh Region”. Caspian News. 13 mai 2025. Lien vers l’article..
Ces trois nouveaux sites, dépourvus de passagers, mais dotés du statut d’« aéroport international », témoignent clairement de la volonté d’intégrer la région dans les nouvelles dynamiques d’un monde turcique en pleine recomposition, et où l’Azerbaïdjan ne cache pas son ambition de devenir un hub majeur. Les politiques de transport azerbaïdjanaises sont aussi le reflet d’une intégration réussie à des logiques territoriales encore plus larges, fruit d’un partenariat avec la Chine dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » lancées en 2013 par Beijing. Le pays se situe sur le corridor médian, qui permet de relier la Chine à l’Europe via la mer Caspienne, et ainsi de contourner la Russie. Pour faciliter le transport de biens, le gouvernement azerbaïdjanais a signé avec la Géorgie et le Kazakhstan un accord entérinant la mise en place d’un centre commun des opérations logistique en juin 2023 qui doit diminuer le temps de transport des marchandises de 18 à 10-15 jours5« Kazakhstan, Azerbaijan, Georgia to Set Up Joint Logistics Company to Facilitate Cargo Transportation Process”. Astana Times. 23 juin 2023. Lien vers l’article. Plus récemment, en juillet 2024, l’Azerbaïdjan et la Chine ont d’ailleurs signé un accord de partenariat stratégique6« Azerbaijan Becomes a Transportation Hub: ADY’s Key Achievements in International Corridor Development in 2024 ». Site d’Azerbaijan Railways. Communiqué de presse du 10 janvier 2025. Lien vers l’article.
Une entreprise turco-azerbaïdjanaise d’envergure

Le projet de construction d’un aéroport autour de Latchine sur fonds publics a été mis en œuvre dès la conquête du district par les forces azerbaïdjanaises, et les données satellitaires disponibles ainsi que les informations fournies par le constructeur lui-même indiquent que les travaux ont débuté en 2021. Le couple Aliyev s’est d’ailleurs rendu sur le site en septembre 2024.

Deux sociétés ont principalement mené les travaux : AzVirt, entreprise de BTP azerbaïdjanaise qui construit des routes, mais aussi des aéroports en Azerbaïdjan et dans les Balkans, et FibroBeton, firme turque chargée du revêtement du bâtiment. Des compagnies étrangères ont également remporté des marchés, comme l’allemande DFS Aviation Service GmbH, qui a équipé le site de son système de contrôle du trafic aérien Phoenix, après une rencontre entre son dirigeant Andreas Poetzsch et Farhan Guliyev, directeur d’AZANS, le département de navigation aérienne d’Azerbaijan Airlines, lors du Passenger Terminal Expo 2024 à Francfort7« Azerbaijan Airlines and DFS Aviation Services modernise Laçin Airport”. Site de DFS Aviation Service. Communiqué de presse du 12 avril 2024. Lien vers le communiqué..
Le projet s’inscrit notamment dans l’esprit de la Déclaration de Shusha du 15 juin 2021, accord de coopération turco-azerbaïdjanais couvrant notamment les domaines gazier, militaire et économique. Celle-ci indique que « Les parties renforceront leur coopération mutuelle dans le but d’améliorer la compétitivité du corridor de transport international est-ouest/médian passant par les territoires des deux pays. La Turquie et l’Azerbaïdjan développeront davantage le potentiel de transit-transport sur les segments turco-azerbaïdjanais des corridors de transport internationaux […]8Texte de la Déclaration de Shusha (version en turc). Disponible en ligne sur : Lien vers la Déclaration ». Les firmes turques sont particulièrement présentes dans ce domaine, et c’est une autre entreprise du secteur de la construction, Milatek, qui a été chargée de la structure des aéroports de Fizuli9Le projet de construction de l’aéroport de Fizuli sur le site de Milatek. Lien vers le site et de Zangilan10Le projet de construction de l’aéroport de Zangilan sur le site de Milatek. Lien vers le site. Leur présence permet de renforcer la coopération économique dans une région conquise à deux. L’ouverture à des sociétés étrangères rend quant à elle visible cette conquête du territoire et fait finalement du Karabagh, pas à pas, un marché comme les autres.
La dimension symbolique d’un projet politique
L’aéroport n’est pas situé à proximité immédiate de la ville de Latchine, mais à une soixantaine de kilomètres, près du village de Lolabaghirli. Sa construction a démarré quand l’Azerbaïdjan s’est emparé du territoire adjacent, alors que la commune constituait toujours ce « couloir de la vie » reliant les espaces sous contrôle arménien à la République d’Arménie. Aujourd’hui, il faut environ deux heures de route pour rallier la ville à son aéroport. Le site, qui ne risque pas d’accueillir des milliers de passagers de sitôt, incarne avant tout cette dimension performative de la domination d’Aliyev sur la région. Il symbolise également la prise de cette ville emblématique d’un blocus puis d’un nettoyage ethnique encore impuni.
Ces aéroports internationaux très bien dotés contrastent avec les aéroports arméniens. Pour ce qui est de l’aéroport de Stepanakert, il n’a plus servi depuis la chute de l’Union soviétique. Quant à Kapan ou Goris, à seulement quarante-sept kilomètres de là, s’ils permettent de relier la capitale arménienne au Syunik, leurs ambitions demeurent bien modestes en comparaison. L’installation d’un aéroport à Latchine vient aussi, même dans le cas hypothétique d’une ouverture de la frontière, créer une situation de concurrence économique où l’intégration de la région, malgré les discours, semble s’arrêter aux frontières de la République d’Arménie.