« La patrie est un État » : au-delà du slogan

Par Taline Papazian

Une campagne publicitaire déclinant le thème « La patrie est un État » fleurit depuis le mois dernier dans les rues d’Erevan et sur un certain nombre de sites gouvernementaux. La gestation de cette campagne, articulée autour d’un slogan phare, remonte aux discussions parlementaires d’octobre 2023 sur l’adoption du budget 2024. Lors de son intervention au cours des débats, le Premier ministre Pashinyan avait déclaré : « La patrie est l’État. Tu aimes ta patrie ? Alors renforce ton État ». Dans le même ordre d’idée, depuis plusieurs années, Pashinyan ne rate pas une occasion de citer en exemple l’augmentation des revenus du budget due à la part de l’impôt, remerciant les citoyens de plus en plus nombreux à s’acquitter de leur obligation.

L’équivalence patrie-État est un fil rouge du discours politique public de la part du gouvernement dans la période post-guerre des 44 jours. Pour les Arméniens, la patrie et l’État désignent des réalités différentes, qui coïncident seulement partiellement (dans certains cas, pas du tout, dans d’autres, un peu ou beaucoup). Dans toute conversation entre deux Arméniens, la question inévitable est d’où venaient tes grands-parents, tes arrières grands-parents ? Pour la diaspora classique, la coïncidence patrie-État est inexistante : la patrie, l’Arménie soviétique et la citoyenneté sont trois réalités différentes, et mouvantes au fil des générations. Pour la diaspora récente, qui a quitté l’Arménie dans les trente dernières années, la coïncidence est plus grande ; mais l’identité des immigrés récents se cherche dans les nouveaux pays d’accueil. Pour les Arméniens soviétiques, la patrie avait fini par coïncider en grande partie avec la République soviétique, mais là aussi imparfaitement, car l’État de référence sur le plan de la citoyenneté et du régalien était l’URSS. De nombreuses enquêtes ethnographiques existent illustrant et expliquant ces coïncidences imparfaites (aucun jugement de valeur dans l’emploi de cet adjectif). Un phénomène qui n’est pas singulier, mais qui confronte les Arméniens à un certain nombre de problèmes, de défis, dans la construction d’un État souverain dans la période actuelle. Trajectoires de peuples diasporiques, aux déracinements et réenracinements multiples et sur plusieurs générations, avec, en parallèle, la formation d’un État au fil de trois républiques (1918 – 20 ; 1921-1991 ; depuis 1991) dont l’évolution est encore en cours.

Resserrons cette question sur l’Arménie post-soviétique et le slogan « La patrie c’est un État ». Dans le fond, cette phrase est juste. Pourtant, elle peut occasionner une gêne. On peut la trouver superficielle, un peu à l’emporte-pièce, mal mûrie. Il y a une nécessité absolue d’éduquer à la citoyenneté et au sens de l’État les Arméniens, mais éduquer ne signifie pas couper ce qui dépasse du cadre. Il n’y a pas de contradiction entre l’existence d’identités arméniennes multiples, qui peuvent cultiver des ailleurs et des autrements, et le fait que là où les Arméniens votent, paient leurs impôts, défendent leurs frontières et exercent leur politique étrangère à l’égal des autres États, c’est en Arménie. La manière dont ce slogan pourrait être mis en œuvre dans des politiques publiques, en l’absence –et tout le problème est là- d’institutions solides dont le rôle est de créer, relayer, organiser le débat citoyen autour des enjeux essentiels, laissent perplexe.

Les Arméniens sont à un moment de leur histoire où la nation et l’État cherchent une formule de coexistence harmonieuse et efficace, qui puisse donner un cap à la nation pour les quelques siècles à venir. Effacer les complexités ne le permettra pas. Parmi ces dernières, la mémoire historique, des événements majeurs comme le génocide et la présence d’un vaste patrimoine culturel en dehors des frontières de l’Arménie actuelle. Dernier élément, et non des moindres, de cette complexité : la question du Haut-Karabakh, son rôle essentiel dans la naissance et la formation de l’Arménie post-soviétique et la question de sa reformulation et prise en charge dans la période post-septembre 2023. Il est vital pour l’État arménien de baser sa diplomatie et sa défense sur des réalités tangibles ; ses gouvernants peuvent le faire sans avoir besoin de prétendre que ces identités complexes n’existent pas.

La nation arménienne est ancienne, mais la société moderne est seulement en voie de formation. Une société mature se caractérise par sa capacité à produire des discours et des débats sur ses principes de coexistence et à se projeter dans un avenir collectif. Des centres organisés de production des idées et du débat manquent en Arménie (pour la diaspora, ils sont en déliquescence totale). L’Arménie a hérité de l’époque soviétique des centres universitaires et académiques de bon niveau dans le domaine des sciences dures (physique, astronomie, mathématiques). En revanche, les sciences sociales et humaines manquaient totalement à l’appel, formatées qu’elles étaient par l’idéologie soviétique. L’Arménie indépendante ne s’est pas attelée à ce problème. C’est une des raisons pour lesquelles, si vous cherchez aujourd’hui les centres qui forment et articulent les éléments de débats dans le pays, qui organisent et font circuler les idées, vous n’en trouverez que des bribes. Une société qui n’a pas les canaux permettant aux idées qui la traversent de mûrir via des débats rationnels est en difficulté pour se donner un cap. Les intellectuels et les experts existent, mais les centres où ces derniers travaillent (certains medias, certains think-tanks quand ils ne sont pas trop cloisonnés ou réduits, certaines associations, certains départements universitaires) ne sont pas en capacité de structurer un débat collectif.

Dans cette situation, l’injection de slogans politiques par différents gouvernements crée plus de confusion que de clarté et de cohésion auprès du public. Ceci est particulièrement patent dans le cas du gouvernement de Pashinyan. En 2019, le slogan du moment était « L’Arménie est mon foyer ». Revirement à 180° ou coexistence d’identités multiples ? En l’absence de débat construit, les deux interprétations s’affronteront en vain. Et le renouveau des croyances collectives qui cimenteraient la société (que voulons-nous faire ensemble sur cet espace commun) autour d’un nouveau cap n’advient pas.