Par Théotime Coutaud
La controverse autour de la loi sur l’« influence étrangère » a plongé la Géorgie dans une crise politique majeure. Après deux décennies tournées vers l’Occident, cette loi, présentée par le gouvernement comme nécessaire pour la préservation de la souveraineté et de l’identité géorgienne, est contestée massivement par les manifestants qui y voient un rapprochement périlleux avec la Russie. Ce tour de force a le mérite de révéler clairement les orientations politiques des différents acteurs géorgiens et étrangers. Comme toute crise, elle peut permettre aux forces démocratiques géorgiennes et européennes de trouver des solutions en vue des élections parlementaires de cet automne.
Cinq mois jour pour jour après l’octroi par le Conseil européen du statut de candidat à l’Union européenne (UE) et cinq mois avant les élections parlementaires, le Parlement géorgien a adopté la loi sur l’« influence étrangère ». La réintroduction du projet de loi était attendue malgré son retrait au printemps dernier, lorsque le gouvernement avait reculé devant l’ampleur des manifestations et sous la pression occidentale. La loi impose à toute Organisation Non Gouvernementale (ONG) ou média recevant plus de 20 % de son financement de l’étranger de s’enregistrer auprès du Ministère de la Justice en tant qu’« organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère » et de publier un rapport financier annuel, sous peine de recevoir des amendes, voire d’être condamné. Le gouvernement serait ainsi en mesure de contrôler les nombreuses ONG financées par des fonds européens et américains qui se sont multipliées depuis les années 2000. La nature anti-démocratique de la loi ainsi que ses conséquences délétères sur la société civile motivent concrètement l’opposition à cette loi.
De même qu’au printemps dernier, les manifestations ne convergent pas autour d’un parti ou d’un mouvement politique constitué. Leur organisation est largement décentralisée et indépendante du principal parti d’opposition, le Mouvement national uni fondé par Mikheil Saakachvili en 2001. Les méthodes sont simples : non-violence, pancartes en anglais et diffusion sur les réseaux sociaux pour diffuser les messages sur la scène médiatique occidentale, omniprésence des drapeaux géorgiens (ainsi que quelques drapeaux de la première république de Géorgie) et européens pour signifier que le maintien de l’indépendance de la Géorgie passe par l’UE. La grande majorité des manifestants se revendique fièrement de la « génération Z ». Cette génération a grandi dans la Géorgie en développement de l’oligarque Bidzina Ivanishvili, sans connaître l’URSS, l’indépendance et les espoirs déçus sous Saakachvili. Elle a aussi profité de la possibilité d’étudier et de voyager dans l’espace Schengen, en particulier depuis l’exemption de visa en 2017. Elle se définit par un désir d’une UE associée à la liberté, à la protection de la Russie et à l’ascension sociale, par une politisation croissante, et par une structuration en dehors des deux partis au pouvoir depuis vingt ans.
D’abord restreinte à cette jeune minorité libérale de la capitale, la colère a progressivement gagné d’autres villes, et de nombreux segments de la population. Les manifestants reprochent tout particulièrement à la loi de saboter le processus d’intégration à l’UE, alors même que le rapprochement euro-atlantique est inscrit dans la Constitution depuis Saakachvili. Parmi les douze questions prioritaires que la Commission européenne avait présentées à la Géorgie pour qu’elle obtienne le statut de candidat, cette loi semble en effet aller à l’encontre de la lutte contre la polarisation et de l’activisme social. La loi est qualifiée de « loi russe » par les manifestants et par les partenaires occidentaux en raison de ses similitudes avec une loi russe votée en 2012 qui a permis de couper la société civile de ses financements extérieurs et peu à peu de réduire à néant l’opposition démocratique.
Le gouvernement réplique en cultivant une ambiguïté stratégique. Depuis l’indépendance de la Géorgie en 1991, et en particulier depuis la guerre russo-géorgienne de 2008 suite à laquelle la Russie a pris informellement possession des deux territoires séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, l’écrasante majorité des Géorgiens est pro-UE et anti-russe. Élu en 2012 sur la promesse de la poursuite de l’intégration européenne, en parallèle de la normalisation des relations avec le Kremlin, le parti Rêve géorgien déclare que cette loi n’est pas incompatible avec l’UE, qu’elle est au contraire similaire à des lois françaises et étasuniennes qui exigent la transparence de la société civile pour préserver leur indépendance. En parallèle de la loi sur l’« influence étrangère », le gouvernement prépare une loi contre la « propagande LGBT », témoin de sa proximité idéologique avec la Hongrie de Viktor Orbán. La stratégie consiste à instrumentaliser cette question auprès d’une population marquée par les valeurs traditionnelles et conservatrices défendues notamment par l’influente Église orthodoxe géorgienne. Le gouvernement met en relation ces deux lois, en s’appuyant sur la polarisation de la société, laissant penser que ces « agents étrangers » menacent l’identité et l’indépendance géorgienne. Parmi les organisations visées par la loi, certaines surveillent le bon déroulement des élections, d’autres servent de voix d’opposition à la politique du gouvernement. Ce dernier semble parier sur le musellement de la société civile, la fatigue des manifestants, l’inquiétude suscitée par la situation en Ukraine et l’instrumentalisation de la peur de la Russie pour parvenir à être réélu tout en passant ces lois. Que cette instrumentalisation par le gouvernement de la collision entre les questions de souveraineté et d’identité puisse fonctionner auprès des électeurs illustre un certain échec des instances européennes à (re)définir une politique adaptée aux réalités de son voisinage, et notamment au Caucase du Sud.
Le 29 avril dernier, lors d’une des rares prises de parole de l’homme fort de la Géorgie, Ivanishvili, des inflexions se sont faites entendre laissant craindre un durcissement autoritaire du gouvernement. Lors d’une contre-manifestation rassemblant fonctionnaires et citoyens convoyés pour l’occasion, le fondateur de Rêve Géorgien, revenu officiellement en politique en janvier après trois ans en retrait, s’en est pris au « parti mondial de la guerre » – renvoyant implicitement tout ensemble à la société civile, l’opposition et les Occidentaux – accusé de fomenter une nouvelle révolution (après la révolution des roses ayant amené au pouvoir Saakachvili, en 2004). Ces propos ont une certaine proximité avec la ligne officielle du Kremlin envers les révolutions « de couleur » (Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005, Arménie en 2018) comme des renversements de pouvoirs orchestrés par les puissances occidentales dans “l’étranger proche” de la Russie. Ainsi, il est symptomatique que le Kirghizistan ait passé une loi similaire sur les « agents étrangers » le mois dernier. Suite à ce discours populiste dans lequel il a rappelé l’objectif d’adhérer à l’UE en 2030, la répression envers les manifestants s’est accrue : appels et affiches accusant les manifestants d’être des « ennemis du peuple », agressions et arrestations à domicile, constitution d’une base de données recensant les « individus violents ».
Les réactions des puissances étrangères, dont l’agenda est déjà saturé par les guerres au Moyen-Orient et en Ukraine, sont particulièrement scrutées par les manifestants. Les représentants européens demeurent prudents, mais déclarent désormais, à l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, que cette loi doit être retirée, sous peine de mettre en péril l’intégration européenne. Le gouvernement géorgien se sert de ces déclarations pour illustrer l’ingérence européenne. De nombreux membres de la société civile géorgienne appellent à des sanctions contre les responsables politiques géorgiens. Le retrait du statut de candidat ainsi que la suspension de l’exemption de visa ont été écartés car ils pénaliseraient l’ensemble de la société géorgienne. Des sanctions économiques sont envisagées à l’encontre d’Ivanishvili (dont la fortune représenterait 1/3 du PIB géorgien) voire des responsables de l’usage disproportionné de la force lors des manifestations.
L’incertitude dans laquelle se situe la Géorgie trouve son origine dans l’éclatement du bloc soviétique en 1991. Frontalière de la Russie, l’étau s’est progressivement resserré autour de la jeune République à mesure de son rapprochement avec l’UE et de la pression russe constante. Jusqu’à présent, le doute était permis quant à l’orientation pro-UE de Rêve géorgien. En réalité, le parti a commencé à se rapprocher de Moscou depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022, lorsqu’il a refusé d’appliquer les sanctions de l’UE prises contre la Russie, se désolidarisant de fait de l’Ukraine au nom de ses intérêts propres. Cette crise est en effet à replacer dans la guerre hybride menée par la Russie. De nombreux observateurs parlent d’un « moment Ianoukovitch » lorsque le Président ukrainien est soudainement revenu sur son orientation européenne, entraînant l’Euromaïdan; certains redoutent même que cette loi ne transforme la Géorgie en une nouvelle Biélorussie.
Le discours selon lequel la Géorgie fait face au dilemme de l’alternative Russie-UE s’impose de plus en plus, que ce soit dans les médias, dans la sphère politique, ou au sein des manifestants. L’hypothèse d’une autre voie, celle d’une région qui préserve ses intérêts avec la Russie tout en se démocratisant aux côtés de l’UE, déjà sérieusement entamée par l’exemple de l’Ukraine, semble désormais relever de l’utopie. Mais, les conséquences directes pourraient aussi être importantes pour l’ensemble du Caucase du Sud. Alors que le voisin arménien prend ses distances avec le Kremlin et se rapproche de l’UE, la Russie veut garder le contrôle de sa frontière avec le Caucase du Sud. Tandis que la Russie et l’Azerbaïdjan sont des autocraties consolidées, seules la Géorgie et l’Arménie, les deux petits pays voisins, sont en voie de démocratisation. Des inflexions autoritaires chez l’un portent en elles des risques de répercussion chez l’autre. Les semaines à venir s’annoncent incertaines. La Présidente pro-UE, Salomé Zourabichvili, devrait user de son veto pour contrer l’adoption de cette loi. Mais Rêve géorgien dispose d’une majorité suffisante pour l’outrepasser. Il semble peu probable que le parti au pouvoir amende la loi ou retarde son entrée en vigueur. Les chances du camp européen résident avant tout dans les urnes cet automne, à condition de rendre possible l’émergence d’une nouvelle force politique. Autant leur désespoir est grand, autant de nombreux facteurs d’espoir émergent de ces manifestations.