Article par France 24 / Marc DAOU
Même si l’heure est toujours à la sidération en Arménie, après la capitulation des sécessionnistes du Haut-Karabakh, à la suite de l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan, un vent de colère souffle sur le pouvoir fragilisé du Premier ministre Nikol Pachinian.
Publié le : 22/09/2023 – 06:51
Accusé par l’opposition d’avoir abandonné l’Artsakh, le nom donné à la région sécessionniste du Haut-Karabakh à laquelle sont très attachés les Arméniens, en refusant d’envoyer des troupes pour soutenir les séparatistes soumis à la puissance de feu azerbaïdjanaise, le Premier ministre Nikol Pachinian est sous pression.
Depuis deux jours, à Erevan, des manifestants se rassemblent le soir devant le siège du gouvernement pour exiger le départ du “traître”.
Mardi 19 septembre, en pleine offensive azerbaïdjanaise, des heurts ont éclaté entre les forces de l’ordre et des centaines de protestataires qui ont tenté de prendre d’assaut le bâtiment gouvernemental. Le lendemain, des milliers de manifestants se sont de nouveau rassemblés pour exiger son départ au cours d’une soirée émaillée d’incidents avec la police.
Après avoir dénoncé, mardi, des appels à “un coup d’État”, Nikol Pachinian, au pouvoir depuis 2018, a appelé, jeudi, ses compatriotes, le jour même de la fête d’indépendance arménienne, à emprunter “le chemin” de la paix, même s’il n’est “pas facile”.
“De toute évidence, il faut s’attendre à des répercussions politiques en Arménie et ce qu’il se passe depuis quelques jours peut être potentiellement très déstabilisant pour le pays et ses institutions, souligne Taline Papazian, chargée de cours à Sciences-Po Aix et directrice de l’ONG Armenia Peace Initiative. Les manifestations qui ont eu lieu à Erevan ne sont pas très importantes en nombre de participants, mais elles sont inquiétantes dans la mesure où l’opposition qui se cache derrière les manifestants n’a aucun programme alternatif et n’a qu’un seul mot d’ordre depuis la fin de la guerre de 2020 : changement de pouvoir.”
Ces derniers jours, les partis de l’opposition ont appelé le Parlement à lancer un “processus de destitution” du Premier ministre et plaidé pour la création d’un “comité national” pour diriger leur mouvement et, à terme, les “libérer de ces autorités”.
Ce n’est pas la première fois que Nikol Pachinian est contesté dans la rue et appelé à la démission par l’opposition, lui dont le nom reste associé à la défaite dans le Haut-Karabakh face à l’Azerbaïdjan, à l’automne 2020.
À l’époque, la signature d’un cessez-le-feu ayant mis fin à six semaines de combats, qui ont fait près de 6 000 morts l’avait affaibli politiquement, alors que jusqu’alors, il était très populaire dans le pays.
Une partie de la population l’accuse alors de traîtrise et ne lui pardonne pas d’avoir accepté, dans le cadre de l’accord parrainé par la Russie, la perte de territoires sous contrôle arménien depuis une trentaine d’années. Il avait lui-même qualifié cette initiative “d’incroyablement douloureuse pour [lui] et pour [son] peuple”.
Confronté à des manifestations massives à l’appel de l’opposition, l’ancien journaliste d’investigation porté au pouvoir par la rue, qui avait longtemps incarné la contestation contre les gouvernements des présidents Robert Kotcharian et Serge Sarkissian, est contraint de convoquer des législatives anticipées en juin 2021. Son parti les avait remportées et il avait conservé le pouvoir.
“Nikol Pachinian a beaucoup perdu en popularité depuis trois ans, au point que si demain il devait y avoir des élections parlementaires, le résultat serait très incertain, alors même que personne ne sort du lot du côté de l’opposition, estime Taline Papazian. Les Arméniens sont partagés entre la tristesse, le déni et l’impuissance. L’opposition n’a rien à proposer, mais ils n’ont plus confiance dans la capacité du gouvernement à les sortir de cette situation dramatique. Dans cette situation, la désinformation et les manipulations venues de Russie battent leur plein.”
Le pouvoir de Nikol Pachinian vacille une nouvelle fois, secoué par les surenchères patriotiques d’une opposition qui fut longtemps au pouvoir avant lui.
“Cette même opposition qui a dirigé le pays pendant vingt-cinq ans sous les présidences de Robert Kotcharian et Serge Sarkissian avait considéré le problème du Haut-Karabakh comme réglé et avait refusé de voir que le rapport de force était en train de se modifier drastiquement au fil des années en faveur de l’Azerbaïdjan, décrypte Taline Papazian. Alors qu’ils ont mis absolument toutes les cartes arméniennes dans les mains de la Russie, de la sécurité à l’économie, ils imputent à Pachinian, et son agenda post-2020 qui consiste à faire la paix avec ses voisins, l’intégralité de la faute de tout ce qui s’est passé depuis 2020”.
Pachinian est “coincé et sans solution”
En refusant que l’Arménie ne soit entraînée dans une guerre contre l’Azerbaïdjan du président Ilham Aliev, un pays richissime grâce à ses hydrocarbures et aux capacités militaires et technologiques supérieures à celles de son pays, Nikol Pachinian s’est lui montré bien plus pragmatique qu’en 2020.
Et le prix est élevé : les séparatistes ont accepté de remettre toutes leurs armes et de participer à des pourparlers sur “la réintégration” à l’Azerbaïdjan du Haut-Karabakh.
“Plus que fondamentalement pragmatique, Pachinian est surtout coincé et sans solution, alors qu’il est appelé à résoudre la quadrature du cercle, explique la directrice d’Armenia Peace Initiative qui promeut la paix dans le Caucase du Sud. Dans le cas de l’attaque militaire menée par l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh, les 19 et 20 septembre, l’Arménie a évité de se faire entraîner dans une guerre, qu’elle n’avait pas les moyens d’assumer, étant rigoureusement seule et sans allié.”
“Entre le marteau et l’enclume”
Les soutiens internationaux de l’Arménie n’ont en effet pas pu – ou voulu – empêcher l’offensive azerbaïdjanaise de parvenir à ses fins. Jeudi, dans une allocution télévisée, le Premier ministre arménien a accusé la Russie, dont un contingent est déployé dans le Haut-Karabakh depuis la dernière guerre de 2020, d’avoir failli à sa mission de maintien de la paix dans le territoire disputé.
“La situation est également critique dans le pays parce qu’un certain nombre d’acteurs locaux, des politiciens de l’opposition qui, consciemment ou inconsciemment, ont une conjonction d’intérêts avec la Russie de Vladimir Poutine, sont intéressés à la déstabilisation de l’Arménie, poursuit Taline Papazian. L’Arménie se retrouve donc entre le marteau et l’enclume dans le sens où elle a objectivement, en plus des adversaires traditionnels, l’Azerbaïdjan et la Turquie, le partenaire stratégique de façade, c’est-à-dire la Russie, qui est devenue un adversaire de sa souveraineté.”
“Depuis mai 2021, ajoute-t-elle, quand les forces azerbaïdjanaises sont entrées sur le territoire arménien et que la Russie n’est intervenue en aucune façon, la divergence des intérêts entre Moscou et Erevan a été manifeste. Depuis un an, la crise entre les deux pays a enflé au point que la Russie mène une guerre hybride à l’Arménie.”
Cette conjonction est extrêmement dangereuse, poursuit Taline Papazian. “Parce que ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est évidemment la souveraineté et l’indépendance de ce pays, qui, si l’on doit faire un parallèle historique, se retrouve dans une situation assez comparable à celle qui a précédé sa soviétisation en 1920. À l’époque, elle était entre le marteau kémaliste et l’enclume bolchévique. Les acteurs à l’affiche ont changé, mais le scénario reste le même, avec un acteur de poids en plus qu’est l’Azerbaïdjan.”
Et de conclure : “Nikol Pachinian risque de payer politiquement le prix des derniers évènements, mais la vraie question est de savoir si les institutions sont suffisamment solides pour résister et si, dans le cas d’une déstabilisation majeure, les Arméniens trouveront la force, et surtout les moyens, d’un sursaut national derrière la souveraineté et l’indépendance de leur État”.