En finir avec l’Arménie céleste…

par Gaïdz Minassian, enseignant à Sciences Po en relations internationales

Ainsi le premier ministre de la République d’Arménie a-t-il lancé le débat entre « l’Arménie réelle » et « l’Arménie historique ». L’image est pertinente, la comparaison un peu moins, car le mot « historique » pose problème, l’Histoire étant une catégorie sociale, une science humaine qui relève du champ du réel. Et si à la place de « l’Arménie historique », Nikol Pachinyan avait plutôt utilisé l’expression « Arménie céleste » ? Cela ne serait-il pas encore plus pertinent ? Mais de quoi s’agit-il au fait ?

L’expression « Arménie céleste » tire sa particularité à la fois de perceptions ancienne et nouvelle de la construction de l’identité arménienne dans le rapport espace-temps. Ancienne, l’expression est liée à l’antique formule de « Jérusalem céleste ». Nouvelle, l’expression supplante les termes du premier ministre « Arménie historique », formule plus géographique que politique d’ailleurs et associée à la « Grande Arménie ».

Quelle est l’origine de l’Arménie céleste ? C’est moins la conversion des Arméniens au christianisme que l’adoption du crédo d’Ephèse lors du concile éponyme convoqué par l’empereur romain d’Orient, Théodose II, en 430, qui est aux origines de cette Arménie sacralisée.

Dans quel contexte le concile d’Ephèse a-t-il eu lieu ? Elle a lieu dans une période sombre de l’histoire de l’Arménie en tant que souveraineté déchue. Le concile d’Ephèse se tient en 430, soit près de 50 ans après le partage de l’Arménie entre l’Empire romain et l’Empire perse en 387 et deux ans après un traumatisme collectif encore plus fort : l’annexion en 428 de l’Arménie par les Perses. Le concile d’Ephèse a donc eu lieu après deux épreuves profondément tragiques. Retenons ce constat pour mieux comprendre la suite.

Quel est le sens de cette double épreuve ? L’idée que le monde réel n’est pas fait pour les Arméniens, car trop conflictuel et brutal. Le partage du Royaume puis l’effacement de l’Arménie en tant que souveraineté signent le chaos général de ce peuple déjà millénaire, comme si ses élites politiques et religieuses (grandes familles) craignaient le réel, le rapport de force et le monde tel qu’il est – à savoir celui des conquêtes et des épreuves que les puissants voisins infligent aux peuples dominés. La défection du monde par les Arméniens, leur retrait du temps réel et la peur collective qu’ils diffusent autour d’eux figent leur comportement pour une durée indéterminée tout en conservant au fond d’eux-mêmes l’espoir du miracle de la renaissance pour relancer la réalisation de l’Arménie céleste.

En quoi le concile Ephèse se calque-t-il sur cette double épreuve ? Le débat théologique de l’époque tourne autour de la dialectique de la nature humaine et de la nature divine de Jésus Christ. Les hommes sont-ils des créatures qui descendent des Cieux ou des êtres à part entière du monde ici-bas ? A Ephèse, les évêques réunis en concile décident que Jésus est essentiellement de nature divine et que par le verbe (oralité) seulement, il est de nature humaine. L’unité du Christ est certes conservée, mais le rapport entre le spirituel et le temporel se fait au profit du premier. Pour l’Église arménienne, devenue un temps monophysite, Jésus, l’humanité ou les Arméniens sont des enfants conçus à l’image de Dieu et descendus sur terre par la grâce de Dieu. Leur rapport au réel ne se traduisant que par le verbe, seules les paroles du Christ rendent visibles et réelles le Royaume des Cieux : le rapport au réel est certes validé mais il est impalpable ; le rapport au réel est certes présent mais pas corporel, l’enveloppe des Arméniens n’étant pas matérialisée par leur corps physique mais divinisée par leur esprit. Autrement dit, sur le plan collectif, les Arméniens sont là tout en n’étant pas là ! Ils sont dans le monde mais ne l’habitent pas. Ce qui revient à dire qu’ils prennent leurs distances avec le monde réel, temporel et matériel pour se blottir dans le Royaume des Cieux comme le Royaume de l’ailleurs. Car le monde ici-bas est trop dur à supporter – partage et annexion de l’Arménie – et est corrompu par les péchés des hommes. Le concile d’Ephèse est une invitation à s’élever dans le Royaume de Dieu, de l’imaginaire et de la foi, conformément à la loi divine, selon laquelle le pouvoir et l’autorité appartiennent non pas aux Royaumes identifiables sur la carte mais au temple de la foi dans le message du Christ. Ainsi les Arméniens se retirent-ils du monde réel pour trouver refuge dans l’Arménie céleste…

Que se passe-t-il dans cette Arménie céleste ? En se retirant du monde réel, les Arméniens sous l’impulsion de leur Eglise apostolique, rompent aussi avec les Eglises chalcédoniennes, qui en 451 renversent les conclusions d’Ephèse. Le concile de Chalcédoine considère en effet que Jésus est autant de nature divine que de nature humaine. L’Eglise arménienne, jugée hérétique par Rome, confirme le crédo d’Ephèse lors des conciles de Dvin en 506 puis en 555. Mais elle s’isole du monde chrétien et consacre l’Arménie céleste en souveraineté spirituelle, tel un trésor caché dans un champ à l’image du Royaume des Cieux. Ainsi, dans cette Arménie céleste, ce paradis ou ce jardin d’Eden, tout est pur, sain, immaculé et absolu. Et comme ce Royaume de l’ailleurs est sans limite puisque les croyances dans les contours de l’Arménie céleste sont marquées par la foi dans le dogme et les lieux saints disséminés sur la Terre (églises, monastères, khatchkars, etc), l’imaginaire est un infini salvateur où tout est permis sans la moindre régulation autre que le droit canonique. L’Arménien n’est pas un citoyen, ni un sujet, encore moins un consommateur, c’est juste une brebis ou un serviteur de Dieu. Dans cette Arménie céleste, où tout est idéalisé et sacré, les péchés des hommes n’existent pas et la responsabilité des hommes n’a pas de sens puisque l’homme a placé son destin entre les mains de la providence.

Tout est donc sublimé, surdimensionné et absolutisé : la justice prend un « J » majuscule et devient « JUSTICE » ; la liberté prend un « L » majuscule et devient « LIBERTE » ; le droit prend un « D » majuscule et devient « DROIT » ; l’indépendance prend un « I » majuscule et devient «INDEPENDANCE» ; l’union prend un « U » majuscule et devient « UNION » ; la vérité prend un « V » majuscule et devient «VERITE». Il n’y a pas de place ni pour l’éthique de responsabilité, ni pour le compromis, au sens du politique et aux arbitrages, car toute concession équivaut à un acte de faiblesse, à une compromission voire à une trahison susceptible de remettre en cause les fondamentaux de l’Arménie céleste.

Qui sont les défenseurs de l’Arménie céleste ? Ils sont légion : d’abord, il y a l’Église apostolique arménienne (Etchmiadzin et Antelias) entraînant dans son sillage, les Eglises catholique et protestante arméniennes par œcuménisme. Ensuite, il y a les partis traditionnels arméniens, comme la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA), le Parti Social-Démocrate Hentchakian (PSDH) et le Parti Libéral Ramgavar (PLR). Enfin, il y a l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance (UGAB) et toutes les structures traditionnelles arméniennes avec leurs journaux et antennes locales. Pourquoi ces organisations ? Car aucune d’entre elles ne sépare le politique du religieux dans leur conception de l’identité et toutes ces structures acceptent que le religieux soit situé au même rang que le politique, lequel se laisse enrégimenter par le religieux (Eglise), par l’idéologie (FRA) et par le culturel (UGAB). Etchmiadzin ? par vocation et par nature, le Saint-Siège étant l’épicentre de l’Arménie céleste. L’UGAB ? Son fonctionnement de type médiéval s’articule autour de l’autoritarisme d’un seul homme et rappelle celui du Catholicos – l’UGAB et Etchmiadzin étant consubstantiellement liés. Quant à la FRA, elle est devenue le bras séculier ou le glaive vengeur de cette Arménie céleste depuis la mort de son fondateur, Christapor Mikaelian, en 1905, car après son décès, sa Fédération (Dachnaktsoutioun) est sortie du champ du politique pour se draper dans le champ « vertueux » de l’idéologie afin de conserver son unité, accomplissant du même coup une projection vers les cieux, un saut dans l’inconnu puisque sa revendication d’une « Arménie libre, indépendante et réunifiée » depuis 1919 n’est rien d’autre que l’avatar de l’Arménie céleste. Autrement dit, « la Grande Arménie » de la FRA, ou « l’Arménie des trois mers » de l’UGAB – n’oublions pas que c’est Noubar Pacha qui est à l’origine de cette revendication – ou « l’Arménie d’Ephèse » de l’Eglise ne font qu’une dans l’Arménie céleste.

L’Arménie céleste peut-elle alors se réaliser ? Non et trois fois non ; d’abord parce que la communauté internationale n’en veut pas. Lutter pour l’Arménie céleste, c’est se heurter aux forces et contraintes du système international. Ensuite, parce que l’Arménie céleste est une prophétie auto-réalisatrice, mais en fait irréalisable dans le monde ici-bas tout en étant accessible seulement après la mort de ceux qui y croient. D’où le slogan « la Liberté ou la Mort ». Enfin parce que l’État arménien dans sa restauration et sa souveraineté constitue un sérieux obstacle à l’Arménie céleste. Nous y voilà…

L’Arménie céleste est donc contre la souveraineté de l’État arménien ? Oui, et on est au coeur du débat actuel dans cette Arménie post-soviétique et ses relais à l’étranger. Les régimes en place à Erevan de 1991 à 2018 ont sinon joué la carte du moins se sont laissés prendre au jeu de l’Arménie céleste ou l’Arménie mémorielle ou l’Arménie historique, dirait Nikol Pachinyan, contre la restauration de la souveraineté de l’État. Ce Royaume des Cieux qui n’existe pas, car il n’aime pas le réel, ne peut donc pas s’identifier à l’État souverain arménien reconnu par la communauté internationale dans ses frontières actuelles, car cet Etat appartient au monde des hommes et du péché. Il devient donc un traitre et un ennemi de l’Arménie céleste, comme l’est devenu Nikol Pachinyan aux yeux des serviteurs de l’Arménie céleste, car le premier ministre prend le risque de souiller l’Arménie en la réduisant au niveau du système international décadent et corrompu.

Mais alors à qui profite cette Arménie céleste ? Essentiellement à la Russie qui a parfaitement compris depuis sa présence dans le Caucase au XVIIIe siècle que le seul moyen d’asseoir son impérialisme est d’instrumentaliser les serviteurs de cette Arménie céleste. Ainsi Saint-Pétersbourg puis Moscou encouragent les Arméniens à rêver et au droit de rêver à une Arménie céleste au seul profit de son expansionnisme ; mais non seulement, la Russie transforme les rêves des Arméniens en cauchemars mais de plus leur interdit le droit d’avoir des frontières (propres aux Etats) pour ne se contenter que de fronts (propres aux Empires). Moscou leur dit : « rêvez mes petits-frères Arméniens, rêvez à la Grande Arménie, mais ne vous avisez pas de vous penser souverains, sinon je vous écrase ou pousse les autres à le faire ».

Qui profite donc du lien entre la Russie et l’Arménie céleste ? Toutes les forces pro-russes en Arménie et à l’extérieur du pays. En Arménie, outre Etchmiadzin, la FRA, les Ramgavars, le PSDH et l’UGAB, les autres sont le Parti communiste arménien, le Parti Républicain de Serge Sarkissian, le Congrès national arménien (ex-MNA) de Levon Ter Petrossian, l’ancien président Robert Kotcharian et la plupart des Arméniens de l’Artsakh, qui, par russophilie et par croyances religieuses, ne peuvent pas s’intégrer dans le monde réel, dangereux et décadent à cause de l’homme fautif de tout et responsable de rien. Car le moteur de l’histoire de l’Arménie céleste, ce n’est pas l’homme mais la providence.

Mais alors à quoi carbure cette Arménie céleste ? Les forces de l’Arménie céleste cultivent ainsi la pureté d’un monde à créer, l’intransigeance et les dogmes religieux ou idéologiques, mais aussi les thèses du complot contre les Arméniens, la peur et la moralité céleste – qui risque fort cependant d’être immorale aux yeux des défenseurs d’une éthique universelle – le mensonge et l’ignorance, la solitude des Arméniens et l’irresponsabilité des élites célestes, la soumission et le manichéisme, la mémoire et l’insécurité, la prééminence du droit territorial inatteignable au détriment du droit des gens inadmissible, car l’homme est encore une fois fautif.

La Russie, s’étant saisie du prêt-à-porter de cette Arménie céleste, ne fait que jouer avec les Arméniens en tapotant sur telle ou telle touche pour avancer son jeu : un coup, elle tapote la touche « peur » ; un autre coup, celle du « mensonge » ; un autre, celle de la « soumission » ; un autre encore, c’est celle du droit d’invoquer « l’Arménie occidentale », vecteur fondamental de cette Arménie céleste, etc.

Et la diaspora dans tout cela ? Les serviteurs de l’Arménie céleste placent au même rang l’État arménien et la diaspora, comme si les deux sphères de l’identité arménienne ne formaient qu’une seule et unique pièce comme le grand Massis et le petit Massis forment la montagne sacrée de l’Ararat. En somme, l’unité n’est pas que religieuse, elle est aussi idéologique, alors qu’aucun peuple au monde ne place ses réseaux diasporiques au même niveau que son État souverain. Ni Israël, ni l’Irlande, ni la Grèce, ni le Liban. Seul les forces de l’Arménie céleste sculptent cet équilibre entre la mère-patrie et la diaspora, prenant le risque de transformer l’individu en être hors sol et l’Arménie en structure bricolée suspendue au-dessus du vide. A dire vrai, cela ne pose aucun problème pour ces serviteurs puisque l’Arménien et l’Arménie appartiennent au Royaume des Cieux, à cette utopie en suspens…

L’Arménie céleste est-elle dès lors contre l’État souverain arménien ? Incontestablement oui, car l’Arménie céleste ne fait que défendre une approche d’exilé et de réfugié alors que l’État arménien doit s’ancrer dans une approche citoyenne et responsable. Dans l’Arménie céleste, personne n’est responsable et la seule loi en vigueur est celle du droit canonique ou du règlement du parti qui se dit d’ailleurs « ganonakir ». Dans l’État souverain arménien, chacun est responsable de ses actes devant la loi humaine.

Autrement dit, dans l’Arménie céleste, les lois divines et idéologiques sont supérieures aux lois humaines, le droit canonique étant supérieur au droit positif. Dans l’État souverain arménien, les lois humaines l’emportent sur les lois divines et idéologiques. Ainsi, dans le temple de l’Arménie céleste, un individu n’est reconnu dans son statut d’homme que lorsqu’il meurt ou commet une faute ou une violation de la loi céleste aux yeux des gardiens de sa morale qui n’ont pas d’autre choix que de l’excommunier des rangs de l’Église ou du parti, donc de l’Arménie céleste.

L’Arménie céleste, c’est une mémoire refuge et violente ; c’est un endoctrinement qui ne dit pas son nom ; c’est une mort à petits feux, comme une bougie se consume avant de s’éteindre dans l’indifférence générale ; c’est un devoir absolu sans aucun droit ; c’est une prison sans barreau, ni cellule ; c’est une foi sans limite et hors sol, perdant tout contact avec le réel. L’Arménie céleste, c’est une ribambelle de slogans creux et indéfinis, comme ceux du mouvement de monseigneur Pakrad et de ses soutiens (FRA, Parti républicain, etc.) en 2024 : « Arménien, Arménie, Patrie et Dieu ». Mais qui est l’Arménien ? Celui d’Erevan ou celui de Los Angeles ? Le citoyen ou l’exilé ? Le sédentaire ou le réfugié ? Le Républicain ou l’Impérialiste ?

Qu’est-ce que l’Arménie ? La République d’Arménie d’abord et seule ou la République d’Arménie plus l’Artsakh, le Djavakh, le Nakhitchevan, l’Arménie occidentale et les foyers de la diaspora ?

La Patrie ? Elle commence où et finit où ?

Quant à Dieu, inutile d’ouvrir le débat puisque ses paroles sont impénétrables comme celles des forces irresponsables de l’Arménie céleste… 

Il est vraiment temps d’en finir avec cette Arménie céleste, qui n’est rien d’autre qu’une servitude, un danger permanent, une infirmité, une pathologie, un culte de la peur, une posture têtue, hors sol et anti-souveraineté, puisqu’il ne s’agit en fait que du versant arménien de l’impérialisme de la Russie contre la souveraineté de l’État arménien. Mais tourner le dos à l’Arménie céleste ne signifie pas que dans l’Arménie réelle, l’analyse critique doit cesser. Au contraire, elle ne fait que commencer…