Par Taline Papazian
Le processus de délimitation de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, commencé le 19 avril dernier, est porteur d’opportunités et de risques. Ces derniers prennent le dessus dans les craintes de la population, nourries par des décennies d’absence de confiance entre les parties belligérantes, les agressions multiples et les menaces répétées de l’Azerbaïdjan vis-à-vis des Arméniens et de l’Arménie depuis la guerre de 2020, de l’occupation armée de plus de 200 km² de territoires en République d’Arménie à l’exode forcé des Arméniens du Haut-Karabakh en 2023. Le mécontentement accumulé ces dernières années par la population nourrit le mouvement d’opposition du « Tavush pour la patrie », qui s’exprime contre la délimitation et tente, depuis le 9 mai dernier, de trouver les moyens de faire démissionner le Premier ministre Pashinyan. Un examen froid de la déclaration du 19 avril 2024 montre pourtant qu’à côté des risques, le processus de délimitation présente des opportunités claires pour les deux parties. Retour sur ces enjeux dans le podcast de CivilNet animé par Ani Paitjan.
Avant d’émettre un jugement sur le contenu de ce processus, il est nécessaire de rappeler la situation dans laquelle il se déroule : dissymétrie flagrante du rapport de forces entre les parties depuis 2020 et qui n’a fait que se creuser depuis ; isolement diplomatique de l’Arménie en cas d’agression armée contre son territoire ; aucune médiation internationale sur cette partie du processus, à la demande de l’Azerbaïdjan et en l’absence de volonté réelle de médiateurs souhaitant faire aboutir la paix au Caucase du Sud. Le démarrage de la délimitation sur une solution négociée avec des dispositions raisonnables est une bonne nouvelle. Le gouvernement arménien fait preuve de bonne volonté en relevant le défi d’un processus dans des termes qui sont favorables à l’Azerbaïdjan. En contrepartie, l’Azerbaïdjan accepte des principes juridiques et politiques pour l’ensemble de la délimitation. L’engagement sur le processus a été de nouveau rappelé par les deux parties à l’issue d’une rencontre des ministres des Affaires étrangères à Almaty (Kazakhstan) le 11 mai dernier. Reste pour la partie azerbaïdjanaise à prouver sa bonne foi pour un traité de paix plus large, alors que ses prétentions sur la région arménienne du Syunik n’ont pas disparu.
Les principes posés le 19 avril 2024 dans la déclaration commune des commissions gouvernementales arménienne et azerbaïdjanaise sur la délimitation sont des solutions raisonnables sur lesquelles les parties se sont accordées : rétrocession de 4 localités contrôlées par les Arméniens à l’Azerbaïdjan, dont des portions de terrain affectent deux villages arméniens. On a vu depuis que, dans les faits, la délimitation était problématique uniquement pour des terrains attenants au village de Kirants dans la région du Tavush et pour une partie de la route reliant l’Arménie à la Géorgie. Des solutions peuvent être trouvées si les parties travaillent de bonne foi. En échange, un principe cadre est acté entre les belligérants : repartir de l’existant de décembre 1991, au moment de l’indépendance des États issus de l’URSS, posé par la déclaration d’Alma-Ata. Les réactions régionales, y compris celles de la Turquie et de l’Iran, et internationales à cette déclaration, ont été positives. Seules la Russie et la France se sont, pour des raisons différentes, abstenues de saluer immédiatement la déclaration.
Quant à la France, elle tente de laisser une possibilité à une médiation occidentale qui fasse pression sur l’Azerbaïdjan de revenir dans le jeu. En interne, les réactions sont différenciées. Si le président azerbaïdjanais s’est félicité d’une « nouvelle victoire », rappelant qu’il maintient ses prétentions sur le « corridor du Zanguezour », en Arménie le processus de délimitation a débouché sur un mouvement de protestation dit du « Tavush pour la patrie ». Mené par l’archevêque de la région du Tavush, ce mouvement, que j’ai pu observer le 9 mai à Erevan, est bien organisé. Il tente une « révolution de velours » (2018) à l’envers. Le mode opératoire est répliqué (marche, désobéissance civile, appel à la démission du Premier ministre, tentative de faire basculer la majorité parlementaire), mais les valeurs sont aux antipodes. Au lieu du citoyen, l’ethnie ; à la place de l’État, la patrie ; au lieu de la dignité, la foi. L’occupation à l’avant-scène de l’archevêque Galstyan illustre l’échec flagrant des partis politiques d’opposition à se faire une place crédible sur la scène publique depuis la défaite de 2020 et les élections parlementaires de 2021.
Entre la détestation des partis d’opposition traditionnelle, présents à l’Assemblée nationale (factions « Hayastan » et « Badiv ounem ») et l’insatisfaction de la société vis-à-vis du parti Contrat civil (de Nikol Pashinyan), une alternative claire n’a pas émergé. Les demandes du « Tavush pour la patrie » sont de deux types : arrêter la délimitation des frontières, qualifiée de « criminelle » par un groupe d’anciens diplomates qui souhaitent la « justice » ; et faire démissionner le Premier ministre. Si on tente de séparer les slogans et les actes de foi des demandes de fond, on découvre une nouvelle version du haytadisme. Les points d’opposition plus substantiels contenus dans certaines prises de position de représentants de ce mouvement font apparaître le souhait d’une délimitation globale et non par étapes comme elle a lieu actuellement. Nous voici revenus, aux différences de contexte près et qui ne sont pas à négliger, à des oppositions qui avaient agité l’Arménie à la fin des années 1990, entre plan de résolution global et plan de résolutions par étapes. Sans rentrer dans le détail, il est utile de rappeler que l’Azerbaïdjan n’a jamais, en trente ans de discussions, accepté de plan de résolution global du conflit, même quand le rapport de forces n’était pas aussi déséquilibré, voire était plutôt favorable, sur le court terme, à l’Arménie. A fortiori le président Aliyev n’acceptera-t-il pas un plan de délimitation global en 2024.
Au même moment, le président de la Russie, Putin, a accepté de retirer les troupes russes des nombreuses positions prises au lendemain de la guerre de 2020 sur la frontière arméno-azerbaïdjanaise, à la demande de Pashinyan. Ces troupes devaient aider les forces armées arméniennes à garder la frontière avec l’Azerbaïdjan, devenue du jour au lendemain trois fois plus longue avec 5000 hommes en moins. Les Arméniens ont vu ce qu’il en a été en mai 2021 et en septembre 2022, quand les troupes russes ont quitté certaines de leurs positions avant le démarrage des attaques azerbaïdjanaises. À suivre les invectives verbales lancées par tous les porte-paroles du Kremlin contre le gouvernement arménien au sujet – entre autres – du départ des garde-frontières russes de l’aéroport international de Erevan, prévu pour cet été, l’aménité russe au retrait de ces positions post-2020 est suspecte. D’autant que le meilleur allié de la Russie dans la région du Caucase du Sud est l’état de guerre permanent.
Au gouvernement de Nikol Pashinyan d’entendre la part de mécontentement légitime accumulée depuis 3 ans et exprimée par une portion sincère de ces manifestants : stop au défaitisme, à l’humiliation et à l’autoflagellation. Pour autant, oui au réalisme et au pragmatisme. C’est ce dont fait preuve la diplomatie arménienne dans son face-à-face isolé et inégal avec le voisin hostile d’un côté et l’ex-centre impérial de l’autre. Tandis que l’Arménie tente de desserrer l’étau imposé d’une part par l’Azerbaïdjan, dont les forces occupent 200 km² du territoire de la République d’Arménie depuis 2021, et d’autre part par la Russie sur un plan politique et sécuritaire, les partis d’opposition traditionnelle, pro-Russie, anti-souverainistes, qui partagent le podium avec l’archevêque de Tavush, travaillent main dans la main. Pour ces forces « anti-souverainistes » le modèle du Tatarstan ou de la gubernïa est acceptable, consciemment ou inconsciemment. Le mouvement ne parviendra sans doute pas à ses fins par la volonté populaire. Resterait alors les provocations et le recours à la violence.
Écoutez l’enregistrement de l’interview de Taline Papazian du 9 mai avec Fabien Albert, journaliste de Radio Classique, ici :