Dans l’émission « Dilemme » du 15 juin 2025 consacrée à la sécurité régionale, Mehmet Fatih Ceylan, ancien ambassadeur de Turquie et directeur du Ankara Politikalar Merkezi (Centre d’études politiques « Ankara »), a exposé les priorités et les attentes de la Turquie concernant le processus de normalisation avec l’Arménie. Cet ancien représentant turc auprès de l’OTAN entre 2013 et 2018, à la retraite depuis 2019, livre dans cette interview — ainsi que dans un article publié le 14 juillet 2025 sur le site du Think Tank, — une vision claire de l’établissement de relations bilatérales tel qu’envisagé par Ankara.
Une Turquie recentrée sur son influence régionale
Avec l’éloignement définitif d’une entrée dans l’Union européenne, les Turcs ont entrepris, depuis une quinzaine d’années, de diversifier leurs partenaires étrangers et de se recentrer sur leur ambition de devenir un acteur régional majeur. Lors de la crise des réfugiés — période durant laquelle ceux-ci sont devenus un véritable levier diplomatique face à l’Union européenne —, la Turquie a atteint son objectif de se positionner comme un pivot géostratégique, notamment grâce au leapfrogging spectaculaire de son industrie de défense. Cette influence s’étend désormais du Moyen-Orient au Caucase du Sud, et même, dans une certaine mesure, jusqu’en Ukraine.
Le leapfrogging désigne le phénomène par lequel un pays adopte directement les technologies les plus avancées sans passer par les étapes intermédiaires traditionnelles. Dans le cas de l’industrie de défense turque, cette approche s’est concrétisée par la production de drones de combat sophistiqués comme les Bayraktar TB2 et de systèmes d’armements de pointe, en s’appuyant sur des transferts de savoir-faire ciblés, des alliances stratégiques et des investissements massifs dans la R&D militaire. Cette stratégie a permis à Ankara de devenir rapidement un exportateur majeur d’armements, rivalisant avec des puissances établies tout en évitant les décennies d’évolution industrielle progressive qu’ont connues les pays occidentaux. Ces avancées technologiques importantes, couplées à la diversification des partenariats diplomatiques amorcée dans les années 2010, ont fait de la Turquie un acteur recherché par toutes les coalitions, qu’il s’agisse de l’OTAN ou de la Russie. Les Bayraktar TB2 — utilisés à foison par l’Azerbaïdjan contre les Arméniens du Haut-Karabakh, puis par les Ukrainiens qui leur ont même dédié une chanson populaire dès 2022 — ont consacré la Turquie comme un exportateur d’arsenal de premier plan.
Les conditions turques pour la normalisation
Au Caucase, la Turquie s’est imposée comme un acteur majeur, particulièrement lors du conflit de 2020. Depuis lors, le processus d’établissement de relations bilatérales entre l’Arménie et la Turquie a été relancé, et c’est dans ce contexte que l’ancien ambassadeur a été invité sur le plateau de l’émission Dilemme.
Ceylan estime catégoriquement que « la seule condition préalable au dialogue arméno‑turc devrait être la signature d’un traité de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ». Il a souligné l’importance des « quatre principes » arméniens — souveraineté, juridiction, égalité, réciprocité — pour encadrer l’ouverture des communications, les jugeant pleinement compatibles avec le droit international. Fait notable : la reconnaissance du génocide perpétré par les Ottomans à compter de 1915, précondition jusqu’alors brandie, n’est désormais plus à l’ordre du jour.
Enjeux économiques et limites du rapprochement
Abordant les questions matérielles, Ceylan a dressé un constat sans fard : la dépréciation persistante de la livre turque a considérablement réduit le pouvoir d’achat, repoussant tout redressement économique significatif avant 2026. Il a préconisé de stimuler les investissements dans la région et européens, rappelant que 60 % du commerce turc demeure orienté vers l’Union européenne, et souligné les retombées potentiellement positives d’un corridor économique intégré reliant l’Asie centrale, le Caucase et l’Europe. Pourtant, il apparaît difficile que l’Arménie puisse véritablement s’insérer dans ces nouveaux accords de connectivité qui ont été conclus sans elle, même en cas d’ouverture de la frontière avec l’Azerbaïdjan, limitant de facto les bénéfices mutuels du rapprochement sur cette question en particulier. Du côté arménien, ce sont en effet plutôt des conventions bilatérales en matière de commerce qui pourraient bénéficier à l’économie.
En conclusion de son intervention, Ceylan a insisté avec fermeté : « Le plan A, c’est la signature rapide des accords de paix et de connectivité ; tout report ne ferait qu’alimenter l’instabilité régionale ». Cette déclaration résume la position turque : le processus de normalisation des relations arméno-turques reste pour le moment entièrement suspendu à la signature d’un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, dont les conditions et les modalités demeurent, à ce jour, incertaines.