Article publié le 30 octobre 2023 par Xavier Savard-Fournier / média Ledevoir
Alors que plus de 100 000 réfugiés du Haut-Karabakh sont réinstallés tant bien que mal en Arménie, bon nombre veulent à tout prix aller au nord, près de la capitale, Erevan, jugée plus sécuritaire que le sud, où la crainte d’une invasion imminente de l’Azerbaïdjan grandit en raison des accrochages près de la frontière et des essais militaires entre le pays et son allié turc.
Au bout d’une quarantaine de minutes à sillonner les routes de plus en plus montagneuses au nord de la capitale arménienne, Erevan, le camion rempli de dons venus de la diaspora s’arrête finalement aux portes du village de Nor Hachn. Dans un édifice abandonné et en ruine, qui semble être une ancienne école primaire, des bénévoles arméniens provenant du monde entier étalent des souliers, des vêtements, des couvertures et des produits d’hygiène pour la cinquantaine de familles de réfugiés du Haut-Karabakh installées dans les logements vacants de la petite municipalité.
Loin du brouhaha des enfants qui essaient des pantalons et des chandails, Nela Danielyan, debout dans un coin de la grande salle, est perdue dans ses tourments. Elle qui a vécu tous les conflits au Haut-Karabakh depuis 1991 s’est réinstallée pour la première fois loin des frontières sud-arméniennes.
« Cette fois-ci, c’est différent, dit-elle au Devoir. Avant, j’avais toujours espoir de retourner à la maison. Mais là, ce ne sera pas possible et je me sens plus en sécurité au nord avec toutes les provocations [des dernières semaines] dans les régions frontalières. » Même si le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, s’est engagé à respecter les droits des Arméniens du Haut-Karabakh et à offrir l’amnistie aux combattants, la crainte d’un « nettoyage ethnique » persiste. D’autant plus qu’après plusieurs décennies de conflit, aucune des parties n’a confiance en l’autre. De passage en Arménie il y a quelques jours pour l’ouverture de l’ambassade canadienne à Erevan, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a d’ailleurs annoncé qu’elle augmentera l’aide humanitaire à 3,9 millions de dollars pour « sauver la vie de civils » comme Nela Danielyan. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plus de 100 000 Arméniens auraient fui le Haut-Karabakh.
De ce nombre, plus de la moitié est maintenant dans le nord du pays. Plusieurs réfugiés se retrouvent dans les régions environnantes de la capitale, comme à Nor Hachn, mais une très forte majorité est venue rejoindre de la famille à Erevan. « On ne peut pas faire confiance à l’Azerbaïdjan. Ils disent qu’il y aura la paix, mais ce sont juste de belles paroles », affirme Vladimir Khatchatryan, 67 ans, venu chercher une boîte de denrées offerte par la Croix-Rouge arménienne dans un point de service de la capitale. « On se sent plus en sécurité ici. Si on restait dans les zones frontalières, on ne pourrait pas être certains qu’il n’y aura pas quelque chose d’autre et qu’on devra encore revivre les mêmes traumatismes », ajoute sa femme, Nargiz Khatchatryan, dans la soixantaine.
« Une invasion imminente »
Si toute aide aux réfugiés est la bienvenue, elle ne répond cependant pas à la crainte grandissante de ceux-ci, celle d’une invasion du pays par l’Azerbaïdjan.
En fait, un autre conflit territorial se profile à l’horizon. Le président Aliyev a de tout temps voulu recréer un corridor traversant l’Arménie pour relier l’Azerbaïdjan à son exclave du Nakhitchevan, ce qui permettrait au trafic routier de contourner l’Iran et offrirait une continuité terrestre avec l’allié turc. Et Ilham Aliyev a dit par le passé qu’il était prêt à le prendre de force s’il le fallait.
« L’Azerbaïdjan tente de tracer une équivalence entre le couloir de Latchine et ce futur corridor du Zanguezour. Et cette équivalence, elle fait avancer des objectifs de l’Azerbaïdjan [notamment de la guerre de 2020] qui ne sont pas raisonnables au regard de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Arménie », explique Taline Papazian, chargée de cours et maître de conférences à Science Po Aix-en-Provence et membre de l’ONG Armenia Peace Initiative.
L’Arménie reconnaît d’ailleurs à l’Azerbaïdjan le droit d’avoir une route qui relie son territoire au Nakhitchevan. Depuis la fin de la guerre de 2020, Erevan a toujours dit qu’un droit de transit pouvait être discuté en coopération avec Bakou. Cependant, il est non envisageable pour l’Arménie qu’un couloir extraterritorial soit créé sur lequel le pays n’aurait aucun droit de regard et ne toucherait aucune compensation.
« La crainte des Arméniens, c’est que l’Azerbaïdjan n’en fasse qu’à sa tête, comme il a pris l’habitude de le faire depuis trois ans. Jamais puni. Jamais sanctionné. Il ne se passe jamais rien, donc pourquoi ne pas continuer une stratégie qui, jusqu’ici, s’est révélée particulièrement payante ? Et l’Azerbaïdjan a visiblement les moyens de le faire [sans être sanctionné] », ajoute Madame Papazian.
Cette crainte a récemment été confirmée par le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, qui a averti que l’Azerbaïdjan pourrait bientôt envahir l’Arménie. De plus, l’Azerbaïdjan et la Turquie entamaient, la semaine dernière, des exercices militaires conjoints dans le Haut-Karabakh, mais aussi au Nakhitchevan.
Un pays isolé
Probablement trop occupé en Ukraine, l’ancien allié russe semble avoir complètement lâché l’Arménie dans son conflit contre l’Azerbaïdjan. Lui qui devait assurer le maintien de la paix au Haut-Karabakh a visiblement failli à la tâche et l’Arménie semble se retrouver plus seule que jamais.
Il y a bien évidemment quelques capitales occidentales qui tentent de se rapprocher de l’Arménie, comme Washington ou Paris, avec qui Erevan a organisé des exercices militaires pour le premier et dont la capitale a reçu des promesses de livraisons d’armes du second. Mais ces pays viendraient-ils en aide à l’Arménie si elle était attaquée par son voisin, plus riche, mieux armé et soutenu par la Turquie ? Rien n’est moins sûr.
« Je pense que les défis sont parfaitement saisis par tout le monde. Mais est-ce qu’au-delà des déclarations dans le cas d’une invasion du sud de l’Arménie, il y aura autre chose ? Est-ce que l’Arménie recevra un soutien diplomatique ? Est-ce que l’Arménie recevra un soutien militaire ? Personnellement, je pense que non, ou très peu », analyse Taline Papazian. Même en Arménie, qui n’a pas envoyé son armée au Haut-Karabakh lors de l’offensive azerbaïdjanaise du 19 septembre, il ne semble pas y avoir d’appétit pour un affrontement militaire qui pourrait faire déborder le conflit sur l’ensemble du territoire. Même si l’opposition s’en donne à coeur joie contre le premier ministre, Nikol Pashinyan, qu’on accuse de traître pour avoir abandonné le Haut-Karabakh. Dans ce contexte, la paix, même au goût amer, semble la seule issue possible pour protéger la souveraineté arménienne.
« Quand vous êtes dans une situation où vos adversaires sont déterminés et plus puissants que vous, que vous n’avez pas d’alliés et que vous n’êtes pas certain du soutien militaire que vous pourriez avoir [en cas d’invasion], la paix devient donc absolument nécessaire. Et c’est ce que tente le gouvernement arménien », explique Madame Papazian.
Les négociations de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont par contre au point mort en ce moment. Toujours le regard plongé dans ses tourments, Nela Danielyan prend un moment avant de répondre. « J’espère seulement que, peu importe ce qui arrivera, je pourrai rester arménienne », finit-elle par dire, le trémolo dans la voix, alors qu’elle quitte le centre de dons avec une montagne de couvertures pour elle et sa famille.