Afin d’éclairer la question de la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie, Alik Media, chaîne d’informations indépendantes, propose une série d’interviews avec des personnalités culturelles, intellectuelles, journalistiques, diplomatiques ou associatives turques. Menés par la journaliste Lilit Grigoryan depuis la cour de l’église Saint Vartan à Feriköy, Istanbul, ces entretiens approfondis ouvrent des fenêtres permettant d’entrevoir “le jour d’après”.
Numéro 2: faire entendre les minorités en Turquie via les élus municipaux: Margaret Dikme et Talin Ergunesh Gazeri
Lilit Grigoryan s’est entretenu avec deux femmes, membres des conseils municipaux dans deux districts stanbouliotes : Margaret Dikme, du conseil municipal de Bakirköy, et Talin Ergunesh Gazeri, du conseil municipal de Şişli.
Margaret Dikme : un parcours de résilience et de service
Margaret Dikme, née en 1960 à Diyarbakir, où les Arméniens représentaient encore à cette époque une minorité de taille, rassemblée autour de l’Eglise. Son enfance a été marquée par le départ forcé de la famille vers Istanbul pour fuir le racisme culturel envers les Chrétiens. “Nous avons dû quitter Diyarbakir parce que les gens là-bas étaient illettrés et considéraient les chrétiens comme des ‘giaours'”, raconte-t-elle. Cette enfance difficile ne l’a pas empêchée de poursuivre ses études à Istanbul. Mariée tôt, elle a par la suite dédiée sa vie à la communauté et en particulier aux familles déplacées par le terrorisme ou les crises politiques. Témoin de la solitude et des peurs des parents d’émigrés, Margaret a lancé des projets pour les maintenir engagés dans la communauté.
“Nous sommes comme vous [la majorité], nous sommes nés sur ces terres; seule notre foi nous différencie”
Son engagement l’a amenée à travailler comme assistante du maire et, plus tard, à occuper divers postes au sein de la municipalité de Bakirköy, où elle est actuellement la deuxième vice-présidente du conseil municipal. “Je m’efforce de représenter ma communauté de la meilleure façon possible, d’être la voix de la communauté et de montrer à l’ensemble du conseil quelle communauté nous sommes, par son honnêteté et ses principes, puisque malheureusement les Chrétiens en général et les Arméniens en particulier sont gravement méconnus.”, affirme-t-elle. Pour cette raison, elle insiste sur le fait que les Arméniens doivent prendre l’initiative de manière très claire pour montrer qui ils sont et toujours dialoguer. “La honte ne nous fera rien obtenir, ni le regard vers le passé. La douleur ne nous mènera nulle part”, conclut-elle. Dans ses relations avec les politiques turcs, Margaret préfère parler des Arméniens comme des personnes ayant une foi différente, plutôt que comme une minorité. C’est une question d’éclairage, argue-t-elle: “nous sommes pareils à une question de croyance près” rapproche davantage que de dire “nous sommes une minorité car nous sommes différents”.
“Les partis politiques ont conscience que la communauté arménienne est autochtone”
Margaret observe une amélioration significative de l’attitude envers les Arméniens depuis l’époque de son enfance dans les années 1960. Elle l’attribue à l’éducation. “Il y a une grande différence culturelle et éducative entre 1965 et aujourd’hui”, dit-elle. Les stéréotypes et la méconnaissance qui ont conduit à des actes de violence contre les Chrétiens semblent diminuer avec le temps. Cependant, elle souligne l’importance de continuer à promouvoir la compréhension mutuelle et la reconnaissance des contributions de la communauté arménienne ainsi que le dialogue pour obtenir que les centaines d’organisations et de structures qui servent à la pérennité de la vie de notre communauté puissent se maintenir dans le temps. Il y a quelques jours, à Bakirköy, le parc Dadian s’est ouvert. Dans ce district, 15% de la population est arménienne. Les Arméniens sont partout dans l’architecture de cette ville. Tout ce substrat culturel est une richesse commune et est l’héritage de la communauté arménienne. Il y a aussi une question électorale. La communauté et ses demandes sont prises en compte dans les calculs électoraux au niveau des districts où les Arméniens sont nombreux; en partie pour cette raison, nos demandes sont en général satisfaites autant que celles venant d’autres personnes.
Talin Ergunesh Gazeri : représenter les minorités avec dignité
Talin Ergunesh Gazeri, née en 1972 à Istanbul, est une autre voix pouvant parler pour les minorités, à commencer par sa propre communauté. Avec des racines familiales à Sivas et Istanbul, Talin a poursuivi ses études dans des écoles arméniennes avant de devenir responsable des relations publiques à l’hôpital Saint-Jacques et assistante du président du conseil de la Fondation Mkhitariste. “Lors des dernières élections, j’ai été élue membre du conseil municipal de Şişli, où je représente les minorités”, explique-t-elle. Elle est également présidente de la commission des relations extérieures au conseil municipal.
Les défis des minorités non musulmanes en Turquie et la place singulière des Arméniens
Selon Talin, les partis politiques en Turquie connaissent l’importance de la communauté arménienne, première minorité non-musulmane de Turquie. “Les Arméniens sont une ancienne communauté et, depuis des siècles, nous sommes une communauté qui est née, a grandi et existé sur ces terres”, dit-elle. Au niveau des municipalités, les partis politiques turcs sont contents de la présence des Arméniens; d’une certaine manière, les Arméniens sont un peu les représentants d’autres minorités non musulmanes dans les districts où les Arméniens sont nombreux. Le nombre de cadres issus des minorités est insuffisant, ce qui donne aux Arméniens une opportunité de représenter également d’autres minorités.
“Je suis l’interface avec les institutions culturelles et éducatives de notre communauté”
L’art et la culture sont le terreau de la communauté arménienne d’Istanbul selon Talin. L’élue s’efforce de résoudre les problèmes de sécurité des écoles et des églises arméniennes à Istanbul, liés par exemple aux risques sismiques, tout en participant activement aux commissions des relations extérieures, de la culture et de l’éducation artistique. Une rencontre tous les deux à trois mois a lieu avec les représentants de la communauté arménienne; il en va de même avec la communauté grecque et la communauté assyrienne. “Nous devons également éduquer et préparer nos jeunes pour qu’ils puissent, à un moment donné, prendre le relais et assurer la continuité de notre communauté”, ajoute-t-elle.
Une nouvelle ère politique à Istanbul
Talin souligne que la confiance dans les structures politiques est cruciale et que Istanbul vient d’amorcer un changement. “Nous voulons tous voir de nouveaux visages, des jeunes impliqués dans les processus”, déclare-t-elle, en appelant à plus de participation des minorités dans la politique. Les attentes des minorités, tant musulmanes que non musulmanes, sont centrées sur le soutien pour les écoles, les fondations et la population. “Pour continuer notre existence pendant des siècles, nous devons obtenir du soutien à un niveau élevé”, conclut Talin.
Lien de l’interview : ici