Eric Akopian de CivilNet s’est entretenu longuement avec Ronald Grigor Suny, professeur émérite de science politique et d’histoire de l’Université de Chicago et de Michigan, historien de l’URSS et du Caucase du sud, en particulier de la Géorgie. Balayant la région, Suny aborde les défis domestiques et régionaux auxquels fait face l’Arménie. Il attribue à la Russie la responsabilité du nettoyage ethnique du Haut-Karabagh en 2023, résultat de l’abandon de “l’allié arménien”, et critique les États-Unis pour l’absence de réaction concrète en réponse à cet événement et aux agressions de l’Azerbaïdjan autocratique contre l’Arménie plus démocratique.
La situation en Géorgie
Selon Suny, la Géorgie a joué de malchance avec ses dirigeants. Le dernier dirigeant positif, Edward Shevardnadze, s’est laissé entraîner dans la corruption, menant à la Révolution des roses et à l’ascension de Misha Saakachvili. Actuellement, le pays est dirigé en coulisses par le milliardaire Bidzina Ivanishvili, perçu comme très pro-russe bien que sans le déclarer explicitement.
“En tant qu’Américain-arménien, ce qui m’intéresse est que deux pays au Caucase du sud ont une société civile très vivante”. Ce sont des atouts. En Géorgie, il y a un fossé entre la société civile, composée principalement de jeunes qui voient leur avenir en Occident. Cependant, il existe un écart significatif entre cette société civile active et le gouvernement, qui tente de modérer les relations antagonistes de la Géorgie avec la Russie. Ce déséquilibre a conduit à des manifestations massives contre la loi sur les agents étrangers, perçue de manière exagérée mais compréhensible, comme un instrument répressif. Cette loi limitera l’accès aux financements de certaines organisations, qui sont évidemment vent debout contre cette possibilité. Si l’opposition pouvait s’organiser -elle n’a pas de leader aujourd’hui-, le cours de ce mouvement pourrait changer.
Le pays du moment: la Russie
La discussion s’est ensuite portée sur la Russie et son invasion de l’Ukraine sur la base de scénarios avancés par l’interviewer. Suny souligne que bien que la Russie ait perdu politiquement dès les premières semaines de la guerre, la fin la plus probable reste un conflit prolongé avec des mouvements limités de part et d’autre. Il perçoit que Poutine souhaiterait peut-être mettre fin à la guerre mais ce qu’il propose est totalement inacceptable puisqu’il s’agirait de partir de ce qui a de fait été conquis sur l’Ukraine et intégré à la Constitution russe. L’Ukraine affirme vouloir reconquérir tout ce qui a été perdu depuis 2014, y compris la Crimée. Suny exprime son regret personnel et politique face à la transformation de la Russie en un gouvernement ultranationaliste conservateur et souhaite que la Russie retrouve une autre voie dans le monde. Une guerre d’attrition paraît plus probable. Mais la Russie garde de gros avantages, en hommes notamment. “C’est une guerre non nécessaire, qui a été choisie par Poutine.” Il proposerait un cessez-le-feu immédiat puis des négociations et conseillerait aux Ukrainiens de ne jamais reconnaître ce qui a été conquis. Il est également d’avis que les Occidentaux continuent de renforcer l’Ukraine pour en faire un porc-épic [conseil valable pour l’Arménie également, ndlr]
La paix est-elle possible entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan?
Suny aborde ensuite le processus de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qu’il qualifie de nécessaire pour l’Arménie mais moins pour Bakou. Il décrit l’Azerbaïdjan comme “une dictature dynastique autocratique répressive, qui vit grâce au conflit et qui va survivre pendant un bon moment.” L’absence des Etats-Unis face au nettoyage ethnique du Haut-Karabagh est remarquable au vu du non-respect de l’ordre mondial qu’ils ont bâti de leurs propres mains. La Russie “a trahi son allié le plus loyal.” L’Arménie a donc besoin de la paix et est seule. Le gouvernement arménien se retrouve donc à marcher sur une ligne où toutes les concessions qui ne sacrifient pas la souveraineté de l’Etat sont envisageables. C’est extrêmement délicat. “Chaque pas que fait le gouvernement crée immanquablement des problèmes avec la société. (…) Mais je ne vois pas d’alternative.”
Les relations avec la Turquie
Enfin, Suny discute des relations entre l’Arménie et la Turquie, rejetant l’idée que le principal problème de la Turquie soit Erdogan. Il décrit la Turquie comme un Etat construit sur la violence extrême (Arméniens, Asyriens, Grecs, puis Kurdes), où la disparition de toutes les classes bourgeoises a conduit à une hypertrophie de l’Etat. Mais la Turquie s’est modernisée depuis la 2nde GM, il y a des élections régulières, et Erdogan pourrait perdre via des élections. Erdogan est un homme de vision mais il faut penser à l’après-Erdogan et de nouvelles tendances démocratiques sont possibles. Il cite Hrant Dink, “un ami proche que j’aurais voulu connaître plus longtemps”, qui pensait que la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie était moins importante que la démocratisation du pays, puisqu’une Turquie démocratique reconnaîtrait automatiquement le génocide. Suny conclut avec humour en disant que ses sympathies pour la gauche font de lui un optimiste.
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