Par Taline Papazian
Maxime Yévadian, historien de l’Arménie antique et médiévale, spécialiste de l’histoire religieuse et artistique arménienne, vient de republier son « Arménie, un Atlas historique ». Cet atlas donne à travers un ouvrage illustratif, un manuel –à usage des lycéens, des étudiants et de toutes les générations – de l’histoire arménienne à travers une vingtaine de dates clé, de la Haut-Antiquité à 2020. Maxime Yévadian a répondu aux questions de Tigrane Yégavian, journaliste, chercheur à l’Institut des Chrétiens d’Orient, et fin connaisseur des minorités chrétiennes et des communautés arméniennes du Moyen-Orient, pour le podcast «Orients Pluriels », du 28 octobre 2023.
Pendant des siècles, l’Arménie a été une interface au point de vue local, à l’échelle du Moyen-Orient : interface entre les mondes hellénistiques et le monde iranien ; puis entre le monde romain et le monde parthe ; puis entre le monde byzantin et le monde sassanide. À l’échelle de l’Eurasie, l’Arménie était une étape sur les routes de la soie, grille de lecture revenue en force ces dernières années à l’échelle du globe, portée par la Chine. Les Arméniens furent le premier peuple hors de Chine à avoir maîtrisé l’artisanat de la soie, qui a permis aux négociants arméniens une place privilégiée sur les routes du négoce. Le VIIᵉ siècle pendant lequel l’Arménie est en permanence un champ de bataille est aussi le siècle des bâtisseurs de magnifiques églises grâce à l’argent de ce négoce. Les Arméniens étaient des acteurs importants de cet espace transcontinental et un espace de négoce et d’échanges élargi. Nous y retrouvons l’idée du carrefour, qui lui aussi est remis en avant, cette fois par l’Arménie aujourd’hui.
Pour comprendre l’Arménie, il faut prendre une carte du Moyen Orient. Le haut plateau arménien domine les plateaux environnants du point de vue du relief ; et a fortiori, les plaines de Syrie et de Mésopotamie, largement plus basses. La situation la plus inconfortable qui soit est quand les guerres font rage sur le haut-plateau. Pendant des siècles, les nakharar –grands seigneurs arméniens- ont réussi à maintenir la paix sur le haut-plateau, en dépit de situations parfois plus compliquées dans les parties plus basses. Le polycentrisme de la culture arménienne était à la fois une force, car il a freiné les dominations impériales totales jusqu’aux Seljukides, et permis la survie ; et une faiblesse, car il a empêché le développement d’un État centralisé. À partir du VIIIᵉ siècle, l’invasion puis la domination des Seljukides amènentla disruption progressive – sur plusieurs siècles et au fil des étapes de leur domination- de la structure sociale du haut-plateau arménien, amenant l’équilibre démographique de toute une série de régions à basculer au profit des musulmans. Des poches de résistances se créent dès cette époque. Une des principales est le massif du Zanguezour et de l’Artsakh, espace montagneux dans lequel les Arméniens ont pu conserver une très forte autonomie jusqu’à la conquête russe et la mise en place des trois provinces russes : province arménienne autour d’Erevan, province du Karabakh autour du massif montagneux et province du Shirvan dans le futur Azerbaïdjan.
Le dernier État arménien, en Cilicie, s’effondre en 1375. Il était déjà en quelque sorte un « État diasporique », loin du haut-plateau et fortement influencé par le monde latin. L’État ottoman s’est ensuite ingénié à garder les Arméniens, et plus généralement les minorités non-musulmanes, loin de l’armée et de l’administration, là où elles auraient pu apprendre la gestion d’un État. La petite République arménienne de 1918, créée difficilement par des patriotes et des combattants dépourvus de savoir-faire dans ce domaine à quelques exceptions près, aura une courte vie. La seule pratique de l’État moderne qu’ont eue les Arméniens a été celle de la période soviétique. Il n’y a pas de quoi s’étonner des nombreux problèmes que l’on voit en Arménie aujourd’hui. En face, la concurrence est de taille : des siècles d’États perse, russe et turc, dont le savoir-faire a profité à l’Azerbaïdjan indépendant, certes sous une forme dictatoriale.
Reste donc à l’Arménie la vallée de l’Araxe, axe de communication potentiellement majeur et son dernier atout. Les 44 km qui restent entre le Nakhitchevan, perdu en 1921, et le Haut-Karabakh, perdu en 2023 et administré pour la première fois de son histoire par un État azerbaïdjanais indépendant, ne sont pas un simple point de crispation local. Si l’Arménie est capable de développer « l’axe médian », comme l’appelle les Chinois, qui passe par l’Iran et pourrait passer par l’Arménie ensuite, c’est une autoroute de communications entre la Chine et sa puissance économique et l’Europe et sa puissance financière qui s’ouvrirait. La vallée de l’Araxe est aussi essentielle dans le développement avec l’Inde, qui rejoint les marchés occidentaux et européens, de Bombay à l’Iran. Puis, deux axes concurrents : le premier qui passe par Bakou et la Russie ; et le 2d qui n’existe pas encore et qui passerait par Meghri et une Arménie en plein rapprochement avec l’Europe, puis la Géorgie et la Mer Noire et de là, l’Europe. Il y a donc pour le Moyen Orient et l’Eurasie un intérêt majeur à maîtriser la vallée de l’Araxe. Toute la question pour l’Arménie est d’en bénéficier en restant souveraine, ou de ne pas en être bénéficiaire si l’Arménie est soumise par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Les Iraniens comme les Américains, opposés largement ailleurs, souhaitent que l’Arménie en fasse partie et en soit bénéficiaire. Les Azerbaïdjanais et les Turcs, non. Les intérêts russes penchent largement vers ceux des Turcs. La diplomatie arménienne peut travailler sur deux axes pour tenter, premièrement, de rallier les Chinois à eux – la question des Ouïghours est un point de fragilité dans la relation sino-turque- et deuxièmement, de renforcer les préférences de l’Inde.