Par Taline Papazian
Le 13 janvier 1990, un pogrom anti-arménien commence à Bakou. Les victimes se chiffrent officiellement à 68 morts, masquant en réalité plus de 400. 25 000 Arméniens fuient la capitale azerbaïdjanaise, où ils représentaient 12% de la population, pour ne plus jamais y revenir. Janvier 1990 est aussi appelé « Janvier noir » par les Azerbaïdjanais, qui se souviennent de la répression sanglante du Front populaire Azerbaïdjanais et, au-delà, de simples citoyens. Là aussi des chiffres difficiles à établir : plus de 130 victimes civiles, dont des femmes et des enfants, et 20 militaires soviétiques. Date dramatique pour les Arméniens comme les Azerbaïdjanais, janvier 1990 n’est pourtant pas une mémoire partagée, mais est, au contraire, symptomatique du fossé entre les deux peuples.
Le mouvement de libération nationale arménien était à l’orée de sa troisième année quand eu lieu ce 3ème pogrom en Azerbaïdjan, après Soumgaït et Kirovabad (devenue Gandja en 1990). La défense de Gorbatchev, jusque dans ses Mémoires publiées au milieu des années 1990, est irrecevable : « Selon les uns, la proclamation de l’état d’urgence intervint trop tard. Pour les autres, ce fut une mesure inappropriée. Répondant aux premiers, je dois dire que les autorités de l’Union ne pouvaient se substituer à la direction azérie et ne le firent que lorsqu’il devint clair que le fonctionnement des organes de la république était paralysés. » « Paralysés », les organes azerbaïdjanais ne l’étaient pas quand il s’agissait de marquer les maisons où vivaient les Arméniens pour les traquer. L’intervention militaire soviétique à Bakou permet au pouvoir central moscovite de restaurer l’autorité du Parti communiste dans la république soviétique, azerbaïdjanaise, où il continuera de régner sans partage jusqu’en 1992.
Les appels à la mobilisation générale contre les Arméniens lancés par la frange radicale du Front populaire Azerbaïdjanais (FPA) ont précédé la nouvelle montée de violences. Le FPA est un mouvement politique qui naît en Azerbaïdjan en 1988, en réaction aux revendications arméniennes sur le Haut-Karabakh. Deux franges s’y opposent : l’une modérée et souhaitant, comme d’autres républiques soviétiques, avancer avec les réformes gorbatcheviennes. Cette frange est et restera minoritaire. Contrairement à ce qui se passe en Arménie entre le Mouvement National Arménien et le Parti communiste arménien, où un condominium se forme en 1989, à Bakou, les relations entre le FPA et le Parti communiste azerbaïdjanais sont hostiles. L’autre frange du FPA, fortement nationaliste, est plus populaire. C’est cette dernière qui organise un blocus ferroviaire du Haut-Karabakh en août 1989, étendu à l’Arménie au mois d’octobre, pour priver les Arméniens des livraisons en hydrocarbures venues d’Azerbaïdjan. Blocus qui perdure à la date de publication de cet article, en 2023. Pour les nationalistes azéris, le pouvoir central fait preuve d’une tolérance excessive envers les demandes arméniennes sur le Haut-Karabakh. Ces dernières sont qualifiées avec une extrême virulence comme des revendications territoriales de la part d’un « peuple sans terre » et « parasite », perçu comme un agent du colonisateur russe cherchant à dépouiller l’Azerbaïdjan de toutes ses possessions. Le FPA ajoute à ce maelström par moments ouvertement raciste, des revendications sur les « frères azéris » d’Iran et des orientations panturques qui déplaisent fortement au voisin iranien. Constitué en parti politique, le FPA arrivera au pouvoir en Azerbaïdjan à la fin du printemps 1992, sous la présidence d’Abulfaz Elchibey. Il sera renversé un an plus tard, en faveur d’Heydar Aliyev, ancien patron du KGB azerbaïdjanais originaire du Nakhitchévan, dont la présidence en 1993 inaugure le règne de la « dynastie » Alyiev.
L’exode des 25 000 Arméniens de Bakou en 1990 est la dernière grande vague des départs croisés des nationalités arménienne d’Azerbaïdjan -hors Région autonome du Haut-Karabakh- et azérie d’Arménie, qui finissent de rendre ces républiques ethniquement homogènes. Les Arméniens de Bakou s’installent en Arménie. Dans les conditions économiques et sociales très difficiles du début des années 1990, nombreux sont ceux qui en partiront, direction la Russie ou les États-Unis. Certains parmi eux, dont les familles étaient originaires du Haut-Karabakh, choisiront d’y retourner.
En Arménie, le thème de la sécurité nationale devient central. Le Mouvement National Arménien (MNA) comprend que Moscou cherche à rétablir le contrôle du Parti communiste sur les républiques et régions périphériques. Au moment où le pogrom a lieu à Bakou, des attaques visent les villes à fort peuplement arménien de Chahoumian et Khanlar, situées juste au nord de la Région Autonome du Haut-Karabakh ; puis Idjévan, en Arménie, dans la région du Tavoush ; et enfin près du Nakhitchevan. La conjonction des intérêts entre les partis communistes russe et azerbaïdjanais est évidente. La violence armée est utilisée comme moyen de pression contre les Arméniens. Sous prétexte de protéger la population du Haut-Karabakh, les troupes du ministère de l’Intérieur soviétique assistent les autorités azerbaïdjanaises dans leur reprise en main de la région : contrôle de l’aéroport et de la route principale de Stepanakert et rupture des liaisons aériennes et terrestres entre la région et l’Arménie. Le 15 janvier, l’état d’urgence est instauré au Haut-Karabakh mais aussi dans le sud de l’Arménie, à Goris, où aucun désordre n’avait été rapporté. La différence avec le pogrom de Soumgaït porte sur l’étendue géographique de la violence, coordonnée en plusieurs points, ainsi que sur la participation active des troupes soviétiques en soutien au Parti communiste azerbaïdjanais. En février 1991, une partie des Arméniens de Chahoumian est déportée par les troupes du Ministère de l’Intérieur, prélude aux déportations plus larges de « l’opération anneau », qui auront lieu au printemps 1991.
Dans ce contexte, organiser les forces d’autodéfense devient une priorité pour le MNA. En parallèle, dirigeants du MNA et du FPA décident d’entamer un dialogue coordonné par le Front populaire balte. Pour les Arméniens, la souveraineté apparaît comme une nécessité et un principe d’organisation de l’État. Le constat que l’Union soviétique ne garantit plus la sécurité des citoyens arméniens, précède la conclusion : c’est aux citoyens arméniens à se donner les moyens de vivre en sécurité là où ils peuvent organiser leur autodéfense parce qu’ils constituent une majorité numérique pouvant agir politiquement, sur le territoire de la République soviétique arménienne et dans la région du Haut-Karabakh. C’est à ce résultat que parviendra le gouvernement du MNA au terme de la première guerre du Haut-Karabakh, en 1994. Ce résultat, dont il faut dire et rappeler qu’il était sans précédent dans l’histoire contemporaine des Arméniens, a été pierre après pierre déconstruit à partir de 1998, puis finalement perdu concernant le Haut-Karabakh. La perte ne fut pas sonnée par la défaite de 2020, après laquelle il était encore possible pour les Arméniens du Haut-Karabakh de maintenir leur présence sur place, au prix de lourds sacrifices ; mais par la victoire du maximalisme au Haut-Karabakh en août 2023. Déracinés, pour certains pour la 2ème voire la 3ème fois au cours de leur existence, les Arméniens du Haut-Karabakh ont trouvé refuge en Arménie. L’Arménie se doit de garder ces hommes et femmes qui ont tout perdu et de travailler à tous les moyens possibles pour assurer la sécurité de tous ses habitants.
Conjonction des intérêts russo-azerbaïdjanais au Caucase, prix payé par les Arméniens, blocus, exode : une plus longue démonstration paraît superflue tant les mécanismes d’hier et d’aujourd’hui se ressemblent. Depuis 2010, les intérêts de la Russie ont amené une inversion progressive des pôles dans sa vision des alliances stratégiques au Caucase, de l’Arménie vers l’Azerbaïdjan. Comme tant de fois dans leur histoire contemporaine, les Arméniens ont oublié l’axiome fondamental des États : il n’y a ni ami ni ennemi éternels, seulement des intérêts. La tragédie qui a frappé les Arméniens en 2023 au Haut-Karabakhen est symptomatique. La clé de la survie de l’Arménie n’est ni à Moscou ni ailleurs, elle est dans un modus vivendi avec ses deux voisins, azerbaïdjanais et turc, reposant sur des capacités de défense suffisantes pour faire préférer le dialogue à l’agression.