Par Armine Kirakosyan
La libération d’Ogün Samast, l’assassin du journaliste Hrant Dink, est le dernier événement en date à pointer l’état désastreux de la justice turque. Cette décision, justifiée par un prétendu ‘bon comportement’, suscite l’indignation de la famille Dink et de certains partis d’opposition. Parallèlement, le cas de Sergueï Khadjikourbanov, l’un des six assassins d’Anna Politkovskaïa en Russie, gracié en échange de sa mobilisation en Ukraine, souligne des préoccupations similaires quant à l’absence de protection des journalistes. Tandis que les criminels sont relâchés, les journalistes faisant sérieusement leur travail sont arrêtés. Dernier cas en date, le journaliste azerbaïdjanais Ulvi Hasanli, directeur d’Abzas Media, a été arrêté le 20 novembre.
La nouvelle de la libération de l’assassin du rédacteur en chef du journal Agos a suscité des réactions d’indignation dans la famille Dink. Parmi les partis politiques turcs, seul le HEDEP a réagi : “Gültan Kışanak, Selahattin Demirtaş, Osman Kavala, Can Atalay sont en prison juste à cause de leurs opinions, mais Ogün Samast, le meurtrier de Hrant Dink, est libre !” Pour les Arméniens de Turquie en particulier, cette relaxe contient un message implicite sur la persistance du racisme : tuer un intellectuel arménien en Turquie est plus acceptable que commettre un crime idéologique. En Russie, le meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa est l’un des crimes les plus retentissants de l’ère Poutine. Alors que le commanditaire du meurtre est toujours inconnu, un des tueurs vient d’être libéré pour services rendus. En Russie, en Turquie, en Azerbaïdjan, la liberté d’expression est muselée et les défenseurs des droits de l’homme soumis à l’arbitraire.
Ogün Samast, l’auteur de l’assassinat du rédacteur en chef du journal Agos, Hrant Dink, perpétré à Istanbul le 19 janvier 2007, a été libéré de la prison de Bolu en Turquie le 15 novembre 2023. La nouvelle a été confirmée lors d’un point de presse de la direction générale des prisons et des centres de détention du Ministère de la Justice turc. Mineur au moment des faits, Samast avait été condamné à une peine allégée de 22 ans et 10 mois de prison. Cette peine avait été augmentée de plus de 2 ans pour des crimes commis en prison. La probation lui avait été refusée en 2022. Des évaluations effectuées en janvier et juillet 2023 avaient conclu que le condamné n’était pas apte à la mise en liberté sous condition. La décision d’une libération pour bonne conduite du 15 novembre 2023 est donc pour le moins surprenante.
Le meutre de Hrant Dink avait secoué la Turquie et le monde en janvier 2007. Le meurtrier s’était présenté aux bureaux du journal Agos comme un étudiant de l’université d’Ankara souhaitant rencontrer Hrant Dink. Sa demande ayant été refusée, il a ensuite attendu sa victime devant une banque voisine. Des témoins oculaires ont rapporté que Dink a été abattu de trois balles à bout portant par un homme de 25 à 30 ans, avant de s’éloigner à pied. La police a, par la suite, identifié l’assassin comme un homme de 18 à 19 ans : Ogün Samast, un adolescent né en 1990, à Trabzon. Samast a été arrêté à la gare routière de Samsun le lendemain du crime. Les forces de l’ordre l’ont salué comme un héros, posant avec lui derrière un drapeau turc. Six personnes, dont l’ami de Samast, Yasin Hayal, ont été arrêtées peu après et emmenées à Istanbul.
Dès le départ, l’enquête soulève des doutes substantiels quant à son honnêteté. La famille de la victime et ses proches créent la fondation Hrant Dink pour poursuivre l’œuvre du journaliste. Ils n’ont de cesse de dénoncer les manquements de la justice turque dans les procès liés à l’affaire. Quatre ans après le meurtre, le 25 juillet 2011, Samast a été condamné à 22 ans et 10 mois de prison par un tribunal pour mineurs. Yasin Hayal a été condamné à la réclusion à perpétuité pour incitation au meurtre, tandis que deux autres complices ont écopé de 12 ans et 6 mois de prison. L’année suivante, la cour pénale a conclu à l’absence de préméditation.
En 2013, un témoin anonyme a révélé l’implication présumée du JITEM, une formation créée par l’Etat turc pour lutter contre le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Le 12 janvier 2015, des mandats d’arrêt ont été émis à l’encontre de deux officiers de police, marquant les premières arrestations de fonctionnaires dans le cadre de l’enquête. En 2021 un tribunal d’Istanbul a condamné quatre personnes, dont deux anciens chefs de la police, à la prison à perpétuité pour le meurtre de Hrant Dink, un jugement qui n’a pas satisfait les proches de la victime. Pour la famille de Dink, le verdict n’était pas “convaincant” et ne prenait pas en compte “les mécanismes” qui avaient mené à l’assassinat. De nombreux responsables, dont d’anciens chefs de la police d’Istanbul et de Trabzon accusés par la famille de la victime d’être impliqués, ont été acquittés pour « prescription des faits ». Les avocats de la famille avaient pourtant soumis à la cour des éléments indiquant que ces chefs avaient été informés du projet d’assassinat de Dink, mais n’ont pris aucune mesure pour l’empêcher.
Les autorités turques, quant à elles, affirmaient tout au long de l’enquête que ce meurtre avait été piloté par le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen. La veuve du journaliste avait dénoncé une tentative d’occulter la responsabilité de l’Etat dans le crime. « Dire “je ne l’ai pas commis, mais c’est l’organisation de Gülen qui l’a fait”, c’est comme dire “ce n’est pas moi le coupable, mais ma main” », avait alors déclaré Rakel Dink. “Nous ne savons toujours pas exactement par quels mécanismes le crime a été décidé et commis”, a dénoncé Bulent Aydin, du groupe “Les Amis de Hrant Dink”. « Certains responsables ne sont toujours pas poursuivis. Cette justice partielle rendue au bout de quatorze ans laisse un goût amer », a réagi le représentant de l’ONG Reporters sans frontières en Turquie, Erol Onderoglu.
La nouvelle de la libération de l’assassin du rédacteur en chef du journal Agos a suscité des réactions d’indignation dans la famille Dink. Parmi les partis politiques turcs, seul le HEDEP a réagi. Rakel Dink, dans son discours d’ouverture de la conférence “Les droits des minorités à l’occasion du centenaire de la République” organisée par la Fondation Hrant Dink, est revenue sur cette libération : “Notre quête de justice dans le cas de Hrant n’a jamais été que telle ou telle personne se voit accorder trois ou cinq ans de plus ou de moins. Depuis le premier jour, nous avons dit que cette obscurité devait être remise en question. Nous avons dit que la justice dans cette affaire est essentielle à la démocratisation du pays. Dans la foulée de ce qui s’est passé, comment pouvons-nous espérer que cette décision apporte le meilleur à notre pays ? “
Tuncer Bakırhan, le coprésident du Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (HEDEP, 7e parti dans l’échelle des partis turcs, avec 8,82% des voix aux élections législatives en 2023), a déclaré : “La libération du tueur à gages responsable du meurtre ignoble de notre bien-aimé Hrant Dink est un coup d’État politique de l’alliance AKP-MHP [Coalition islamo-nationaliste au pouvoir en Turquie] contre la volonté de coexistence et la demande de paix du peuple de ce pays”. Tülay Hatimoğulları, autre coprésidente du HEDEP, a déclaré pour sa part : “Gültan Kışanak, Selahattin Demirtaş, Osman Kavala, Can Atalay sont en prison juste à cause de leurs opinions, mais Ogün Samast, le meurtrier de Hrant Dink, est libre ! Nous poursuivrons notre lutte contre cette pratique d’exécution discriminatoire des peines ainsi que contre les responsables de l’assassinat de Hrant et le pouvoir politique qui se cache derrière. Nous poursuivrons la lutte pour la paix, que notre bien-aimé Hrant nous a laissée en héritage.” Pour les Arméniens de Turquie en particulier, cette relaxe contient un message implicite sur la persistance de l’arménophobie : tuer un intellectuel arménien en Turquie est plus acceptable que commettre un crime idéologique.
Hasard du calendrier qui met en lumière la décrépitude des systèmes judiciaires russe et turc, en Russie, le 14 novembre, Sergueï Khadjikourbanov, qui avait été condamné à vingt ans de prison pour son rôle dans l’assassinat de la journaliste de Novaïa Gazeta, Anna Politkovskaïa, en 2006, a été gracié par le président Vladimir Poutine en échange de sa mobilisation en Ukraine. L’ex-policier russe Sergueï Khadjikourbanov, complice du meurtre de Politkovskaïa, devait purger sa peine jusqu’en 2030. Le meurtre de la journaliste est l’un des crimes les plus retentissants de l’ère Poutine, au pouvoir en Russie depuis 2000 à l’exception de la période 2008-2013. Anna Politkovskaïa a été assassinée par balles, le 7 octobre 2006, dans l’ascenseur de son immeuble, à Moscou. Le commanditaire du meurtre est toujours inconnu.
L’ancien employé du ministère de l’Intérieur, Dmitri Pavlyuchenkov a été condamné pour son organisation, en 2012, à 11 ans de régime strict. En 2014, les auteurs du meurtre, Lom-Ali Gaïtukaev et son neveu Rustam Mahmudov, ont été condamnés à des peines d’emprisonnement à perpétuité. Ibrahim Mahmudov et Djebraïl Mahmudov, frères de Rustam, ont été respectivement condamnés à 12 et 13 ans de régime strict pour complicité de meurtre.
“C’est une monstrueuse injustice arbitraire, une profanation de la mémoire d’une personne tuée pour ses convictions et la réalisation de son devoir professionnel”, a relevé dans un communiqué la famille d’Anna Politkovskaïa et le journal Novaïa Gazeta, son ancien employeur. Si en Turquie, Rakel Dink ose encore dénoncer et demander justice, en Russie, la famille d’Anna Politkovskaïa s’est résignée. « Il n’y a pas de commentaire à faire. Il n’y a personne à qui demander. Il est inutile de demander justice. La justice a été enfermée dans une cellule punitive pour avoir discrédité les autorités. Et les meurtriers feront ce qu’ils sont habitués à faire, se moquant des victimes, de leurs parents et amis, des témoins, de la cour, de la loi et de l’État qui s’est avéré si faible qu’il s’est tourné vers eux pour obtenir de l’aide et de la clémence. Ce sera l’histoire », a écrit la famille de Politkovskaya.