Que deviendront les forces d’interposition russes du Haut-Karabakh ?

Par Taline Papazian

Moscou semble encore hésiter sur l’avenir des forces d’interposition russes au Haut-Karabakh. Une partie des forces sont provisoirement repositionnées sur de petites bases, « créées conjointement avec la partie azerbaïdjanaise » (site du ministère de la Défense russe), afin d’assurer le transfert de l’équipement militaire remis par l’armée de défense du Haut-Karabakh au moment de sa capitulation. Pour la suite, Zakharova a indiqué que le Kremlin n’envisageait pas de retirer les troupes de la région et discuterait de la question avec Bakou.

Moscou semble encore hésiter sur l’avenir des forces d’interposition russes au Haut-Karabakh. Des éléments de langage contradictoires sont employés. Moscou a d’abord prétendu que les forces devaient rester sur place pour assurer la sécurité des Arméniens restés au Haut-Karabakh. Quand il est devenu évident que leur nombre ne dépassait pas les quelques centaines, qu’il n’y avait plus de population arménienne dense et compacte à « protéger » en Artsakh, l’argument a consisté à dire que les forces russes ne pouvaient pas s’éloigner de la région où elles jouaient un rôle stabilisateur. Dans les faits, les postes dits « d’observation » qui étaient placés sur la ligne de contact sont démantelés rapidement. C’est fait pour Askeran, Martuni et Mardakert ; les autres suivront très rapidement. Une partie des forces sont provisoirement repositionnées sur de petites bases, « créées conjointement avec la partie azerbaïdjanaise » (site du ministère de la Défense russe), afin d’assurer le transfert de l’équipement militaire remis par l’armée de défense du Haut-Karabakh au moment de sa capitulation. Pour la suite, Zakharova a indiqué que le Kremlin n’envisageait pas de retirer les troupes de la région et discuterait de la question avec Bakou. De là à penser qu’un redéploiement au Syunik va être tenté, il n’y a qu’un pas. La semaine dernière, j’écrivais que la déclaration du 10 novembre 2020 était morte et qu’il fallait que l’Arménie s’en dégage rapidement. Ce vide es dangereux pour l’Arménie et d’ores et déjà les autres parties avancent.

Il y a au moins trois points de vigilance essentiels. Le premier concerne les « voies de communications », celle du Zanguezour en particulier (voire à ce sujet, le débrief hebdo n°3). L’Azerbaïdjan, qui prétend, depuis le nettoyage ethnique de l’Artsakh, ne pas avoir de revendication territoriale envers l’Arménie et donc ne pas insister sur un corridor extra-territorial, pourra en revanche facilement trouver des prétextes à mettre en cause la capacité de l’Arménie à garantir la sécurité des voies de communication. La Russie réclamera ensuite le déploiement du FSB, voire des militaires du Haut-Karabakh dans toute la région du Syunik, et la partie qui n’a pas été terminée les19-20 septembre avec la mise à mort de l’Artsakh, reprendra. Si les intérêts arméniens restent en-dehors de ces voies.

Second point de vigilance : la délimitation de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Une commission intergouvernementale tripartite, Moscou-Erevan-Bakou, au niveau des vice-Premiers Ministres, existe depuis mi-2021. Elle n’a pas avancé de manière significative car le médiateur moscovite n’est ni neutre, ni bien intentionné envers l’Arménie, ni porteur de paix auprès de ses anciennes colonies, c’est le moins que l’on puisse dire. Bakou est à la fois utilisé et utile à Moscou pour obtenir de l’Arménie plus de concessions.

Troisième point de vigilance : les forces russes présentes au Haut-Karabakh. Que la Russie décide de les laisser ou de les enlever, une chose est claire : ces forces ne doivent en aucun cas transiter par Latchin et par le territoire de l’Arménie, où il serait trop tentant de rester. Elles sont situées en territoire azerbaïdjanais, qu’elles en sortent par la frontière terrestre entre la Russie et l’Azerbaïdjan. L’Arménie doit adopter là-dessus une position franche et nette. Idem pour le consulat au Syunik demandé par la Russie.

La Russie mène une guerre hybride à l’Arménie qui ne se cache plus depuis au moins deux ans. Guerre informationnelle, guerre économique, via des sanctions ou des mesures de rétorsion ciblant le secteur agricole (produits laitiers il y a quelques mois, le brandy pour la 2eme année consécutive). L’utilisation de Bakou – consentie et réciproquée – contre Erevan fait également partie cette guerre hybride. Avec la perte de l’Artsakh, la Russie a perdu une position importante dans la région et un levier puissant sur l’Arménie. Elle va tenter, de manière de plus en plus agressive, de ne pas perdre davantage de terrain au Caucase du sud. La manière la plus simple de le faire est de « transposer » le levier du Haut-Karabakh en Arménie sur le plan politique et/ou militaire. Pour ce faire, « redéployer » les forces d’interposition russes du Haut-Karabakh sur le sol de l’Arménie est une option. L’objectif : faire de l’Arménie un Etat défaillant, que ce soit frontalement ou de manière plus insidieuse, « ces pauvres gens » (V. Poutine, parlant des Arméniens d’Artsakh au Club de Valdaï, le 05 octobre) qui réclameront leur « sauvetage » par la « Russie amie ». Ce serait le dernier acte de la répétition de l’histoire du début du XXeme siècle, à ce stade le seul acte tragique que nous n’ayons pas encore rejoué : celui de la « soviétisation » de novembre 1920-mars 1921. Il nous faut cependant bien comprendre en quoi consiste « l’option russe ». Poutine n’offrira rien à l’Arménie en échange de son éventuelle acceptation de tout. Au mieux, elle cessera sa guerre hybride. L’Arménie ne deviendra pas un second Bélarus. Le cas que l’autocrate de Moscou fait de son homologue de Minsk ne sera pas accordé à un quelconque potentat arménien acceptable aux yeux de Moscou. Pour avoir résisté à la poutinisation, en s’accrochant à la souveraineté et à la démocratisation arméniennes, l’Arménie aura encore à donner des gages par telles concessions qui seront jugées utiles aux intérêts russo-turcs. L’Arménie serait, dans ce cas de figure, à peine plus qu’une goubernya. L’autre option est la résistance à ces pressions russes. Pour cela, il faut des actions concrètes visant à diminuer l’influence de la Russie dans les secteurs économique, énergétique, bancaire, et bien sûr militaire, actions que nous ne voyons pas de la part du gouvernement arménien.

Un autre scénario du pire est également possible : une syrianisation de l’Arménie. Tandis que les appétits des puissances régionales s’orientent vers le Syunik, et que les yeux sont rivés ailleurs–Ukraine, Israël, Iran-, la diplomatie arménienne ne peut pas se payer le luxe de la passivité. Le déclenchement de la guerre du Hamas contre Israël le weekend dernier amoncelle des nuages de plus au-dessus des têtes arméniennes. Aucune partie, même bien intentionnée, ne s’investira au Syunik pour soutenir l’Arménie dans la protection de son territoire sans des actions concrètes de la part de Erevan démontrant ses priorités. Ainsi, les troupes russes supplémentaires qui ont été déployées sur la frontière sud après la guerre de 2020 à la demande de l’Arménie, mais qui n’ont pas fait l’objet d’un accord écrit, devraient être remerciées.

Depuis 2021, au moins par trois fois les soldats russes ont soit laissé faire les forces azerbaïdjanaises entrant en Arménie, soit déserté leurs postes avant les attaques, comme à Djermoug, en 2022. Ils peuvent être remplacés par les forces armées de la République d’Arménie soutenues par les organisations civiles de la défense territoriale locale. Ces dernières ont prouvé plusieurs fois (à Varténis, Djermoug, Sotk et ailleurs) que leur présence faisait une vraie différence en termes de résistance. Celles-ci pourraient en outre bénéficier de l’apport d’une dizaine de milliers d’arméniens d’Artsakh ayant servi dans l’armée d’autodéfense, et qui, désormais présents en Arménie, pourraient mettre leurs compétences au service de certaines de ces organisations civiles. Rien d’impossible pour peu qu’une politique d’accompagnement ciblé des familles de ces défenseurs fût mise en place, pour encourager leur installation près des localités frontalières, de Zod jusqu’à Meghri. Cette mesure et un ensemble d’autres devraient être prises dans le but d’éviter que les 100 000 réfugiés d’Artsakh prennent le chemin de l’étranger dans six mois ou un an. Comme l’ont fait leurs prédécesseurs dans les années 1990 ; les Arméniens du Liban dans les années 2000 ; ceux de Syrie dans les années 2010. L’Arménie-refuge peut transformer un drame en opportunité ; l’Arménie-transit transformera un drame en perte irréparable.