Le 24 septembre 2023, quelques jours après l’attaque de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh et la capitulation qui s’en est suivie, l’exode des Arméniens d’Artsakh a commencé. A l’heure où ce débrief est publié, la quasi-totalité de la population -100 625 personnes précisément, à la date du 03.10 – a fui une patrie où les conditions de vie imposées par Bakou étaient devenues insupportables. Le blocus d’abord, les bombardements ensuite n’ont laissé aucune alternative à la population. Indépendamment de ce que deviendra peut-être la question de l’Artsakh sur d’autres plans (on pense ici en particulier au judiciaire), le nettoyage ethnique a désormais eu lieu. Il met un terme, pour un temps indéterminé, au conflit du Haut-Karabakh, non par la paix mais par la violence.
Sans remonter trop dans le temps (la question est vieille de plus de 100 ans), il est utile de rappeler ce qu’est la question du Haut-Karabakh depuis 1988 : le droit pour les Arméniens d’Artsakh de vivre en paix, en sécurité et librement dans leur patrie. Au fil des décennies, les représentations et les éléments du conflit ont évolué. Trois guerres, 25 ans de statu quo et l’internationalisation du conflit, résultant de l’accession de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan au rang d’Etats indépendants en 1991, en ont fait un des plus lourds et des plus inextricables de l’ancien espace soviétique. Le dernier document en date qui gérait le conflit était la déclaration tripartite du 10 novembre 2020, qui avait mis fin à la guerre des 44 jours. « Etait » car ce document est de facto mort. La raison d’être de ce document signé par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie était l’instauration d’un cessez-le-feu au Haut-Karabakh ; le déploiement de troupes russes sur la ligne de contact et sur le corridor de Latchine pour que la population arménienne puisse continuer de vivre sur la portion de région qui restait en dehors du contrôle des troupes azerbaïdjanaises jusqu’au 20 septembre 2023. Entre 2021 et 2023, l’Azerbaïdjan et la Russie ont piétiné la quasi-totalité des engagements et dispositions du document, souvent de concert. Au Haut-Karabakh, la Russie est passée de « force de maintien de la paix » comme elle s’auto qualifiait, ou plutôt de force d’interposition pour être plus exact, à acteur de la dissolution du Haut-Karabakh. Le plan de « réintégration » de Bakou (comme s’il y avait eu, même à l’époque soviétique, une « intégration ») concerne, d’après les estimations quelques centaines, peut-être milliers, de personnes. En tout état de cause, le maintien des forces russes au Haut-Karabakh est non pertinent. Le risque est alors que Moscou déplace son « protectorat » de Stépanakert à Erevan.
Dès lors que deux parties sur trois, et les plus fortes, ont renié leurs engagements, l’Arménie doit déclarer le texte du 10 novembre 2020 caduque. Il ne s’agit pas de polémiquer avec Moscou, mais de prendre acte. Reste un ultime paragraphe sur l’ouverture des « voies de communication », qui fait partie du paquet de questions à régler entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. L’Azerbaïdjan y entend «un corridor du Zanguezour », tandis que la Russie s’assurerait une voie d’accès et de contrôle –via le déploiement prévu du FSB- sur son flanc sud, devenue extrêmement nécessaire depuis qu’elle s’enlise dans sa guerre contre l’Ukraine.
Depuis 2022, Moscou est dans une hostilité réelle par rapport à l’Arménie d’une part et au gouvernement de Pashinyan d’autre part ; les deux ne s’annulant pas mais, au contraire, s’additionnant. Sur ce dernier paragraphe, la position de Erevan a été constructive. Elle a toujours refusé un corridor au statut extraterritorial, qui la priverait de sa connexion directe avec l’Iran, mais ne s’est pas opposée à l’ouverture des voies de communication. Celles-ci existaient à l’époque soviétique, notamment sous la forme de voie ferrée. Mais dans la situation de crise potentiellement mortelle où se trouve l’Arménie, sa diplomatie doit être proactive et ne pas se contenter de proposer un retour au passé. Sur ce point, des discussions directes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en évitant le truchement de Moscou, dont les intérêts convergent de toutes façons avec Bakou, est plus que souhaitable. Moins qu’un corridor, mais plus qu’une route. Il faut être capable de parler d’une voie de transit spéciale, qui ne serait pas un corridor extraterritorial mais qui puisse satisfaire Bakou et Ankara. Des arrangements technologiques sont tout à fait possibles (il existe ailleurs en termes de passage rapide et simplifié d’un point à un autre sur une trentaine de km) et permettraient de dessiner les contours d’un compromis acceptable sur cette question. Les droits de passage sur cette voie spéciale serait soumis à un régime particulier, à définir. En plus de cette voie spéciale, une route « normale », avec passages en douanes arménienne et azerbaïdjanaise, et avec des visas adaptés, peuvent cohabiter.
Mais tout dialogue sur cette question est condamné d’avance à être en totale défaveur de l’Arménie s’il passe par le truchement de Moscou. Moscou n’a jamais eu intérêt à la pacification du Caucase du sud, encore moins le Moscou agressif, impérialiste et affaibli de 2023. D’autres Etats, intéressés à un arrangement régional ou pouvant jouer des rôles de « garant » d’une manière ou d’une autre, peuvent intervenir à un stade ultérieur des discussions. Des rôles de conseils en « bonnes pratiques », voire de témoin de la mauvaise foi ou d’un « agenda caché » d’une partie, sont tous importants. Mais l’histoire des presque trente années de diplomatie sur le conflit du Haut-Karabakh a prouvé que les « médiateurs », sauf exception –par exemple en 1997- injectaient leurs propres enjeux et/ou intérêts dans le conflit. Une phase de discussions bilatérales soutenues, et à plusieurs niveaux entre officiels de Bakou et de Erevan est essentielle. Une proposition difficile à entendre dans la situation douloureuse que connaissent les Arméniens, mais réaliste si l’on veut bien se souvenir d’une vérité simple : c’est à la partie la plus faible et privée de tout allié que la paix est nécessaire.
Taline Papazian