Les relations arméno-russes font jaser. Il faut savoir raison garder

L’Arménie procède à une simple rotation de son ambassadeur de l’OTSC, les media russes et une grande partie des media arméniens parlent d’un rappel. L’Arménie envoie de l’aide humanitaire à l’Ukraine, les media russes et une partie des media arméniens parlent de changement d’orientation stratégique. Si le partenaire russe est sans conteste défaillant et les intérêts russe et arménien divergents dans la période actuelle, nous ne ferons pas ici l’analyse systématique de cette crise. Ce qui nous interpelle est la reprise, sans nuances et sans distance, d’un narratif fabriqué en Russie par une partie de la classe politique et des media arméniens qui parlent comme un seul homme.

La Russie accuse l’Arménie de « l’écarter de la région ». On a de quoi s’étonner d’une telle assertion, alors que d’une part, même si l’Arménie le souhaitait –ce qui n’est pas le cas-, elle n’aurait pas les moyens d’une telle politique ; et que d’autre part, cette mise à l’écart de la Russie est effectivement opérée, mais par l’Azerbaïdjan et la Turquie. L’Arménie cherche une chose à la fois bien plus modeste et bien plus difficile à réaliser : rééquilibrer ses relations avec la Russie ; rompre son isolement diplomatique en nouant des partenariats variés, aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est ; et surtout résoudre peu ou prou les multiples problèmes de sécurité qui sont les siens. Alors pourquoi les media arméniens foncent-ils tête baissée dans cette lecture et résonnent de la bataille entre pro-russes et pro-occidentaux ? Reprendre la grille produite à Moscou pour servir les intérêts russes –et c’est bien normal- est révélateur de la dépendance idéologique, matérielle et, en un mot, clientéliste, d’une partie des « élites » arméniennes à l’égard des parrains russes ; et symptomatique de l’aliénation mentale des Arméniens.

Essayons de séparer les éléments de crise réelle des éléments de manipulation médiatico-politique.

Les exercices militaires arméno-américains, pour commencer. Il s’agit simplement d’un entraînement de la Brigade de la paix, à laquelle l’Arménie participe depuis presque 20 ans dans le cadre de missions de la paix de l’OTAN dans un certain nombre de pays (Kosovo, et précédemment Afghanistan). 70 militaires américains sont venus pour quelques jours en Arménie entraîner 200 militaires arméniens à remplir leurs fonctions au sein des missions de maintien de la paix. Certes cet entraînement a eu lieu en Arménie, ce qui en soi comporte une part de symbole. Mais dans les faits, aucune instruction sur du matériel n’a lieu dans ce cadre. Son impact sur la coopération militaire entre l’Arménie et les Etats-Unis, au demeurant très modeste, est nul. Aucune signification stratégique pour l’Arménie. Pour comparer les ordres de grandeur, la base militaire russe à Gumri, c’est 5000 soldats permanents ; et depuis la fin de la guerre de 2020, la présence des soldats russes à d’autres points de la frontière, en particulier dans les régions très sensibles du Geghargunik et du Syunik, a augmenté à la demande de l’Arménie. Cette présence russe est censée garantir l’Arménie en cas d’agression extérieure. Mais, à au moins trois reprises en 2021 et 2022, la Russie a donné un consentement tacite aux opérations militaires de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Cette défaillance, qui est l’élément essentiel de la crise entre l’Arménie et la Russie, est précisément ce qui est escamoté par le Kremlin et qui devrait faire l’objet des efforts d’analyse des élites et des media arméniens.

Autre accusation portée par la Russie contre l’Arménie : c’est votre faute si l’Azerbaïdjan a fermé le corridor de Latchine, car vous avez oralement accepté de reconnaître l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan à Prague (en octobre 2022). L’argument est vicieux car il touche une corde sensible. Rappelons des faits basiques et qui priment sur n’importe quelle déclaration. Le statut du corridor de Latchine est fixé par le cessez-le-feu écrit tripartite du 10 novembre 2020, dans lequel la Russie et l’Azerbaïdjan se sont engagés à maintenir ce corridor ouvert en permanence à la libre circulation. Ce document reconnaît donc sans doute possible que le corridor de Latchine est en territoire azerbaïdjanais, qu’il a un statut particulier, et qu’il est placé sous la responsabilité des forces d’interposition russes. La Russie voudrait-elle nous faire croire que si l’Arménie refusait de reconnaître l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan sa situation s’améliorerait ? Ou cherche-t-elle à faire croire que le statut du corridor de Latchine est décrété par l’Arménie ? Il s’agit, bien plutôt, d’une excuse pour justifier ex-post factum le fait que la Russie ne remplisse pas ses obligations, au moins depuis mars 2022, date à laquelle les forces azerbaïdjanaises ont violé le cessez-le-feu au Haut-Karabakh et pris les villages de Paroukh et Khramort.

Tout ce bruit est à corréler au niveau de tensions particulièrement élevé à la frontière depuis la rentrée. Il sert à la Russie à se fabriquer un alibi justifiant par avance sa non-intervention en cas de nouvelle agression de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Il sert aussi une certaine frange de « l’opposition patriotique » arménienne, pour faire porter aux autorités arméniennes le poids de la défaillance russe et les conséquences alarmantes de l’effondrement de l’architecture de sécurité de l’Arménie.
Oui, il y a crise ; et cette crise est majorée par la confrontation entre la Russie et l’Occident. Mais la grille de lecture Russie vs Ouest est un produit d’importation russe chez les Arméniens, qui ne répond ni aux besoins ni aux intérêts nationaux. L’enjeu véritable derrière ces tensions et les manipulations médiatique et politique dont elles font l’objet est la décolonisation de l’Arménie et des Arméniens. Décolonisation au sens politique, dans ses différents aspects (politique, sécuritaire, économique, énergétique, etc.) ; qui va de pair avec une décolonisation des esprits.