La disparition de Gérard Chaliand, survenue le 20 août 2025 à Paris, à l’âge de 91 ans, a privé les mondes littéraire, de la culture et de la recherche d’une figure singulière, qui aura marqué de nombreux cercles — des champs de bataille aux salles de classe. La particularité de l’homme réside dans son expérience sensible de ses terrains, sur le temps long, et au contact des conflits sur lesquels il a écrit. Cette méthode lui a permis d’incarner une approche unique de l’analyse des guérillas, alliant rigueur académique et expérience directe des théâtres d’opérations contemporains.
Né en 1934 à Etterbeek dans une famille arménienne ayant échappé au génocide, Gérard Chaliand avait fait de cette tragédie familiale l’une des sources de son engagement intellectuel. Co-auteur avec Yves Ternon de l’ouvrage 1915, le génocide des Arméniens1CHALIAND Gérard et TERNON Yves. 1915, le génocide des Arméniens. Paris : Éditions Archipoche. 2022. (259 p.), en 2022, il avait travaillé avec lui à une compilation savante regroupant notamment des exemples de preuves du génocide afin de faire face au négationnisme.
Son œuvre se distinguait par une méthode qui lui était propre : celle de l’observation directe et de l’immersion. Refusant le confort des analyses de cabinet, Chaliand avait fait du terrain son laboratoire, arpentant pendant des décennies les zones de conflit pour comprendre les mécanismes des guerres irrégulières et des mouvements de libération nationale. De ses expériences naît Voyage dans vingt ans de guérillas2CHALIAND Gérard. Voyage dans vingt ans de guérillas. La tour d’Aigues : Éditions de l’Aube. 1988. (215 p.) (2015), où se mêlent intimement carnet de voyage et analyse stratégique. Sa connaissance incarnée de ces réalités lui permet de saisir la dimension quotidienne de l’insurrection et de construire, en somme, une Alltagsgeschichte de la guerre irrégulière contemporaine. En 1966, en Guinée il racontait : “Les avions lâchent des bombes, mitraillent. Minutieusement. Il est 6 h du matin ; le vrombissement des moteurs nous a réveillés. Les chasseurs tracent des cercles concentriques qui nous englobent dans leur rayon. C’est le onzième bombardement en douze jours. Mais cette fois, les Portugais sont venus en force. Ça en vaut la peine. Dans la région, il y a Amilcar Cabral, le dirigeant du Parti.”3Ibid p.24 Au plus près des insurgés, il a proposé une histoire du quotidien des conflits à hauteur d’individu. Enseignant à l’École nationale d’administration, au Collège interarmées de Défense, à Harvard, ou encore à Berkeley, il n’avait jamais cessé de transmettre sa passion pour la compréhension des rapports de force mondiaux, tout en n’entrant jamais totalement dans les laboratoires de recherches et les amphithéâtres des universités. Homme libre et indépendant, Gérard Chaliand avait choisi de demeurer un « irrégulier » de la recherche, refusant toute dépendance institutionnelle qui aurait pu compromettre sa liberté de pensée.
Gérard Chaliand était aussi un poète, et il a publié en 2016 Feu nomade et autres poèmes. Pour lui rendre hommage, API a choisi un extrait de l’un de ses poèmes, intitulé “Cavalier seul”4CHALIAND Gérard. Feu nomade et autres poèmes. Paris : Gallimard. 2016. (182 p.) Édition électronique, pagination indisponible., et qui nous donne à voir sa vision singulière du monde qui l’entourait :
« Je me souviens du Viêt Nam sous les bombes.
Ai-je, en ce temps-là, appris ou découvert ce qui m’importe
j’aime me mettre dos au mur.
J’ai vécu les moments rares,
où des peuples se haussent au-dessus d’eux-mêmes.
Je me souviens de l’herbe des jardins de Ghardaïa
arrosée à la fin du jour, d’une coulée de deux doigts.
Le muezzin lançait alors lui-même l’appel à la prière.
J’ai appris à aimer le vert,
couleur de lutte contre la mort,
dans le désert, la frugalité donne du prix aux choses,
l’eau et le jardin sont des rêves de nomades.
Je ne retournerai jamais à Ghardaïa
L’Algérie n’en finissait pas de naître dans le sang.
En ce temps-là je ne savais rien.
J’étais pour la liberté, contre la torture.
Depuis j’en ai su davantage, je referais les mêmes choix.
Ils étaient émouvants les lendemains d’indépendance,
tout paraissait possible :
« Un seul héros, le peuple ! »
N’avait-on arraché la liberté que pour être opprimé par les siens ? »
En ces temps d’incertitudes dans les rapports de force mondiaux, la pensée de Gérard Chaliand résonne avec une acuité particulière ; API se drape de vert et fait sien son moto : “pugnacité”. Nos pensées accompagnent sa famille et ses proches dans cette épreuve. La communauté scientifique et tous ceux qui ont bénéficié de ses enseignements garderont le souvenir d’un homme d’exception, dont la rigueur intellectuelle et l’engagement personnel auront durablement enrichi notre compréhension du monde.