L’information sous pression : comment s’informer sur la situation en Arménie ?

Figure 1 – Extrait de la version en anglais du rapport annuel d’IRI de 2024. le rapport est publié chaque année, en anglais et en arménien (Source : IRI)

 

Lorsqu’on cherche à s’informer sur le Caucase, notamment depuis la France, et outre la barrière de la langue, d’aucuns se trouvent confrontés à d’autres questions : où s’informer ? Qu’écouter, et comment comprendre cette région complexe ? L’actualité brûlante de la zone, combinée aux nouvelles manières de consommer l’information, très bien représentées dans l’étude de Jonathan Hendrickx 1HENDRICKX Jonathan. « ‘Normal news is boring’: How young adults encounter and experience news on Instagram and TikTok ». New Media and Society. May 2024. Link to the article de 2024, complique encore la donne. Il y décrit trois changements de paradigmes majeurs. Le « tournant spatial » aborde la façon dont l’information est désormais consommée instantanément dans des espaces mobiles, en mettant l’accent sur la commodité, la rapidité et l’accessibilité sur des plateformes comme Instagram et TikTok. Le « tournant émotionnel » reconnaît que le journalisme s’est éloigné de la distance objective traditionnelle pour adopter un contenu plus engageant émotionnellement qui résonne avec les audiences. Enfin, le « tournant du public » représente un changement fondamental qui consiste à ne plus traiter les audiences comme problématiques, mais à les reconnaître comme essentielles à la fonction démocratique du journalisme, en mettant l’accent sur l’agentivité du public et ses expériences vécues avec l’information plutôt que sur une consommation passive. Par ailleurs les nouvelles formes de la guerre ont bien montré, notamment en 2020 lors de la guerre des quarante-quatre jours, l’ouverture d’un nouveau front en ligne destiné à semer la discorde au sein d’une population.

L’Arménie doit faire face à des crises à de multiples échelles qui ont un impact très important sur la production des savoirs et des discours. La situation politique tendue dans la région ouvre la porte à toutes formes de nouvelles, allant de la stratégie malveillante de désinformation à des erreurs qui demeurent parfois longtemps incorrigées. Sur la scène intérieure, la crise politique entraîne des effets similaires. Récemment, la « tentative de putsch » de la part de l’Église a fait couler beaucoup d’encre, à raison. Le 25 juin 2025, Bagrat Galstanyan, évêque et figure de l’opposition, ainsi que plusieurs de ses partisans, ont été arrêtés à Yerevan, et font depuis lors face à des accusations de tentative de coup d’État contre le gouvernement de Nikol Pashinyan. En guise de preuve, les autorités ont publié une photographie d’armes à feu qui auraient été trouvées sur place. Dans les jours qui suivent, de nombreux articles ont été publiés, qui souvent prennent l’un ou l’autre des deux camps. Les accusations ont été mises en question, au-delà des partisans de l’Église ou des conservateurs, en raison d’une absence criante de confiance en les autorités, comme en témoigne les deux derniers rapports de l’International Republican Institute d’octobre 20242“Public Opinion Survey : Residents of Armenia”. International Republican Institute. Octobre 2024. Lien vers le site et de juin 2025 3Public Opinion Survey : Residents of Armenia”. International Republican Institute. Juin 2025. Lien vers le site. Chaque année, l’institut interroge des résidents sur leur perception des politiques mises en œuvre dans le pays. En 2024, 46% de la population estimait que le pays avançait dans la bonne direction, contre 40% dans la mauvaise. Cette année, ce sont 49% des personnes interrogées qui pensent que le pays avancent dans la mauvaise direction, contre seulement 36% dans la bonne, venant confirmer une tendance : la confiance en les autorités, déjà nettement affectée, se dégrade encore un peu plus. Les personnes interrogées devaient également répondre à la question : « Quel est le politicien ou la personnalité politique en qui vous avez le plus confiance ? Et en deuxième position ? ». Le grand gagnant pour l’année 2024 était… « personne », avec 60% des suffrages, tandis que Nikol Pashinyan ne recueillait que 14% des voix. Cette année, la tendance s’accentue : 61% des Arméniens ne font confiance en personne, et Nikol Pashinyan ne recueille plus que 12% d’opinions favorables. Plus révélateur encore : seul 1% des répondants ayant choisi une autre personnalité le placent en seconde position. Ces données permettent de saisir l’ampleur des fractures politiques qui traversent actuellement le pays.

Figure 2 – L’article du 25 juin relatant le « plan des conjurés ». Source : Civic.am)

Pourtant, dans les jours qui ont suivi, plusieurs articles ont été publiés, confirmant ou révélant cette tentative de coup d’État. ArmTimes, journal dirigé par Anna Hakobyan, épouse de Nikol Pashinyan – avec toutes les questions que cela soulève par ailleurs en matière d’indépendance de la presse –, a publié dès le lendemain matin un article présentant ces événements comme avérés, sans aucune forme de conditionnel4“Բագրատ Գալստանյանը կալանավորվել է ». ArmTimes. 26 juin 2025. Lien vers l’article. Dans un article publié le soir même, Azatutyun5« Armenian Protest Leader, Supporters, Arrested in ‘Coup’ Probe (UPDATED) ». Azatutyun. 26 juin 2025. Lien vers l’article met en doute cette version officielle, après avoir notamment consulté l’avocat de Bagrat Galstanyan. Ils relèvent aussi des incohérences et à la lecture du document présentant le plan des conjurés, dévoilé par civic.am, un site affilié au parti au pouvoir. Le plan en question semble avoir depuis lors été retiré du site.

Dans ce contexte, une question se pose à tous les lecteurs : qui a raison ? Si chacun peut avoir son opinion, il n’est pas possible, en l’état actuel des informations disponibles, de répondre à cette interrogation. Par ailleurs, il faut également envisager que les révélations à venir pourraient ne donner totalement raison à aucun des deux camps. Lorsqu’il s’agit d’un événement d’une telle ampleur, il demeure impossible de proposer une lecture exhaustive de la situation dans l’immédiat.

Pour répondre à la question du titre, la complexité ainsi que l’importance des fractures dans la société arménienne à toutes les échelles oblige celui qui souhaite s’informer à prendre son temps. Disposer d’une lecture complète de tels événements implique inévitablement de confronter des sources qui ne sont pas toutes disponibles en raison de l’enquête en cours, mais aussi de vérifier l’authenticité des documents mis à disposition. Cela nécessite également d’avoir accès à un certain nombre d’archives d’État qui demeurent confidentielles. Il faut souvent des mois, voire des années, pour véritablement comprendre les phénomènes de déstabilisation politique. Le temps médiatique, l’instantanéité des publications ainsi que la véhémence des accusations – de coup d’État d’une part, de coup monté de l’autre – nous donnent à voir une photographie particulièrement complexe. Dans ce type de situation, il convient, avant toute chose, de confronter les sources, de prendre du recul et d’accepter de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre dans l’immédiat. C’est la raison pour laquelle API a choisi de ne pas se précipiter et de ne publier aucun compte-rendu sur cette question. Nous ne manquerons pas, toutefois, de tenir informés nos lecteurs des développements à venir.

  • 1
    HENDRICKX Jonathan. « ‘Normal news is boring’: How young adults encounter and experience news on Instagram and TikTok ». New Media and Society. May 2024. Link to the article
  • 2
    “Public Opinion Survey : Residents of Armenia”. International Republican Institute. Octobre 2024. Lien vers le site
  • 3
    Public Opinion Survey : Residents of Armenia”. International Republican Institute. Juin 2025. Lien vers le site
  • 4
    “Բագրատ Գալստանյանը կալանավորվել է ». ArmTimes. 26 juin 2025. Lien vers l’article
  • 5
    « Armenian Protest Leader, Supporters, Arrested in ‘Coup’ Probe (UPDATED) ». Azatutyun. 26 juin 2025. Lien vers l’article