Dialogues des interstices : la frontière arméno-turque au prisme de l’eau partagée

Dialogues des interstices : la frontière arméno-turque au prisme de l'eau partagée
Figure 1 – Extrait du documentaire Neighbors réalisé par Gor Baghdasaryan en 2011

Par Elodie Gavrilof

Devant le monastère de Khor Virap, face au Mont Ararat, la réalité de la frontière fermée s’impose brutalement. En contrebas, des miradors jalonnent la route, gardant une zone inaccessible sans autorisations spéciales, réservée uniquement aux résidents. Cette militarisation saisissante incarne physiquement une frontière scellée depuis 1993. À cette échelle, le constat est sans appel : un conflit manifeste. De part et d’autre, les symboles s’affrontent – la croix affirme l’identité arménienne tandis que le minaret proclame la présence turque. Les deux côtés semblent figés dans un mutisme réciproque.

Pourtant, un regard plus rapproché révèle des nuances insoupçonnées. Autour de la rivière, cette étroite bande interdite créée involontairement un micro-espace transfrontalier où émergent des dynamiques singulières, échappant, au moins un peu, aux tensions officielles entre les deux États. À l’échelle du cours d’eau lui-même, une autre réalité se dessine. L’eau, ressource sans nationalité, constitue un bien commun transcendant les frontières. Sa gestion en commun est cruciale pour ces deux nations riveraines dans cette région essentiellement agricole.

Une gestion en commun des ressources en eau.

Les protocoles de Kars, ratifiés en 1927, établissaient déjà le principe d’une gestion commune des ressources hydriques. En 1964, les autorités turques et soviétiques s’accordèrent sur l’édification du barrage d’Arpaçay/Akhuryan, dont la construction s’étendit de 1975 à 1980, avant sa mise en service effective en 1990. Cette infrastructure hydraulique permet aujourd’hui d’irriguer les terres cultivées dans les provinces arméniennes d’Aragatsotn, d’Armavir et du Shirak, ainsi que dans les régions turques de Kars et d’Ardahan. Ce réservoir de 54 km² a capté quelque 525 millions de m³ d’eau, administrés conjointement malgré l’absence de relations diplomatiques entre les deux nations. En 2004, une commission interétatique sur la gestion des ressources et des infrastructures a vu le jour[mfn]À ce sujet, voir notamment : UNECE. River basin commissions and other institutions for transboundary water cooperation : capacity for water cooperation in Eastern Europe, Caucasus and Central Asia. New York : Publications des nations Unies. 2009. (60p.)[/mfn]. Si les ressources sont équitablement réparties, chaque pays dispose néanmoins de son propre point d’entrée pour les systèmes d’irrigation – Sardarapat du côté turc et Talin du côté arménien – conformément aux dispositions des accords de 1973 qui avaient permis le lancement des travaux[mfn]Mehmet Altingoz, Suren Gevinian, Melissa McCracken, and Aaron T. Wolf. « Kura-Araks Basin : Water Quantity and Quality Management ». Promoting Development in Shared River Basins : Case Study from International Experience. Washington : International Bank for Reconstruction and Development / The World Bank. 2018. (211 p.) page 12[/mfn].

Bien que la gestion quantitative de l’eau soit concertée, aucun consensus n’a été trouvé concernant les aspects qualitatifs. Malgré la création de cette commission, une étude publiée par le Institute for War and Peace en 2009 déplorait que le cours d’eau soit si pollué[mfn]SOGHOIAN Yeranuhi. « Pollution in Border Reservoir worries Armenia ». Institute for War and Peace. 8 mai 2009. Lien vers l’article[/mfn]. Désormais, chercheurs et ingénieurs se réunissent périodiquement pour élaborer une stratégie de gestion durable des ressources entre les cinq pays concernés : l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, l’Iran, et la Turquie. Du 3 au 5 avril 2024, Tbilissi a accueilli[mfn]Advancing EU Water Diplomacy in the South-Caucasus, conference tenue à Tbilissi. Avril 2024. Lien vers le programme [/mfn] à l’initiative de Farhad Mukhtarov, maître de conférences à l’Université de Rotterdam, et en coopération avec l’Université Koç d’Istanbul et l’Université d’Oulou en Finlande, une conférence sur la diplomatie de l’eau aboutissant à la création d’un organisme collaboratif, le South-Caucasus Water Academy Network (SWAN)[mfn]Pour en savoir plus sur le projet : Lien vers le site[/mfn]. Cette plateforme doit permettre aux chercheurs de ces cinq pays de collaborer sur ces problématiques, en partenariat avec d’autres experts internationaux.

Les relations entre les hommes

Au bord de la rivière, l’établissement de la zone d’exclusion a paradoxalement engendré un micro-espace transfrontalier. Sibil Çekmen, chercheuse spécialisée dans le cinéma frontalier, a consacré ses recherches de master au cinéma arménien postsoviétique et [à] la représentation des frontières[mfn]Mémoire de master 2 en études cinématographiques soutenu à l’Université Lyon II en juin 2016[/mfn]. L’un des seize documentaires étudiés à cette occasion, Neighbors, réalisé en 2011 par Gor Baghdasaryan, a été tourné entre Bagaran en Arménie et et Halikislak, en Turquie, au confluent des rivières Araxe/Aras et Arpaçay/ Akhuryan. Si la méfiance règne entre les riverains de part et d’autre de la rivière, ils communiquent parfois. Un habitant turc a raconté que lorsque des animaux se perdaient et passaient de l’autre côté de la rivière, les Arméniens les rendaient. À la fin du documentaire, Arméniens et Turcs se font signe par-dessus le cours d’eau.

Dans cette même dynamique, plusieurs initiatives culturelles et scientifiques d’envergure ont émergé autour de cette zone singulière, fruit d’une collaboration entre artistes turcs et arméniens. La fondation Hrant Dink, le Youth Initiative Centre de Gyumri, le Galata Fotoğrafhanesi et Free Press Unlimited ont orchestré conjointement une exposition intitulée « Beyond Waiting… Stories from Turkey-Armenia border », présentée au Parlement européen en 2013. Ces projets collaboratifs, mis en œuvre régulièrement depuis la fermeture officielle de la frontière, illustrent la fonction symbolique des rivières Arpaçay/Akhuryan et Araxe comme véritable trait d’union entre les deux nations.

Malgré l’absence officielle de relations diplomatiques, la frontière telle qu’elle se dévoile depuis les hauteurs du monastère de Khor Virap n’offre qu’une perception partielle d’une réalité complexe. Pour les habitants de cette étroite zone transfrontalière, bien qu’un véritable dialogue ne semble pas exister, on discerne néanmoins certaines interactions sporadiques. Plus significativement encore, ces populations partagent les eaux du réservoir d’Akhuryan, ressource vitale nécessitant impérativement une gestion concertée entre Arméniens et Turcs. La présence d’une frontière traversée par une ressource aussi fondamentale que l’eau engendre inévitablement des passerelles et un dialogue, aussi ténu soit-il. Ainsi, paradoxalement, cette rivière incarne finalement un vecteur subtil, mais tangible du dialogue arméno-turc, transcendant les barrières politiques officielles.