1918–2025 : ce que la Première République dit à l’Arménie d’aujourd’hui

Le 28 mai, jour anniversaire de l’indépendance de la Première République, proclamée en 1918, la télévision publique arménienne a diffusé un entretien avec le journaliste et personnalité publique Tatul Hakobyan, fondateur du Centre Ani. Hakobyan revient sur les enjeux historiques autour de ce premier Etat de la période contemporaine et sur les enjeux actuels de l’Etat souverain, sans emphase ni rhétorique partisane. Il insiste particulièrement sur les bénéfices de cette première tentative, les compromis politiques -au sens noble du terme- qu’il aura fallu faire à ses dirigeants pour ne pas manquer cette occasion unique, et les leçons à tirer pour aujourd’hui. Ce que Tatul Hakobyan retrace, c’est une histoire débarrassée de la poussière des mythes qui lui ont été accolés ex post factum. Les conditions qui permirent aux Aram, Khatissian et Katchaznouni de reconnaître l’occasion fournie par le retrait de la Russie du Caucase pour “saisir la fortune par les cheveux”, pour paraphraser Machiavel, furent difficiles sinon critiques, et plus que souvent douloureuses. La capacité des chefs d’Etat arméniens de l’époque, ainsi que des officiers militaires comme Nazarbekian, à se confronter rapidement à la réalité et à prendre des décisions pragmatiques dictées par la situation -telles que les négociations et la signature du traité de Batoum, en mai et juin 1918, qui, tout en étant dicté par la Turquie est le socle d’un Etat arménien dessiné et entériné par l’ennemi turc de l’époque- permit la renaissance d’un Etat arménien après des siècles d’absence et tout juste trois ans après le génocide. Une histoire et des enjeux qui continuent d’être pertinents pour l’Etat arménien contemporain. 

L’indépendance de 1918 : un aboutissement paradoxal

La question qui ouvre l’entretien est simple : comment un peuple ayant subi le génocide et perdu son État pendant des siècles a-t-il pu proclamer son indépendance en 1918 ? Tatul Hakobyan parle d’un « concours de circonstances historiques » : la chute de l’Empire russe, le vide laissé en Transcaucasie –nom donné à l’époque au Caucase du sud-, l’ultimatum des forces ottomanes. L’indépendance arménienne naît dans ce contexte de perturbations géopolitiques, entre retrait russe et pression turque.

Contrairement à une idée trop souvent répandue après les événements, le 28 mai 1918, l’Arménie ne proclame pas formellement son indépendance. Ce jour-là, le Conseil national arménien, réuni àTiflis -dans une Géorgie qui elle vient de se déclarer indépendante-, envoie une délégation à Batoumi pour répondre à un ultimatum ottoman. Ce n’est que le 30 mai qu’un texte est adopté — sans mention explicite des mots « indépendance » ou « république ».

Hakobyan insiste : malgré cette absence, qui exprime les craintes et les réserves des élites politiques arméniennes, cette décision a permis de sauver ce qui pouvait l’être. L’État a été créé « en serrant les dents », dans des conditions d’urgence et de survie. Les conditions dans lesquelles l’indépendance est advenue représentaient “un moindre mal”, lucidement identifié comme tel à l’époque par ceux qui, parmi les dirigeants arméniens, finissent par se rallier à l’option d’un Etat arménien distinct des deux autres membres de la fédération transcaucasienne. L’Arménie et l’Azerbaïdjan partagent d’ailleurs cette date du 28 mai.

Victoires militaires, défaites diplomatiques : deux récits parallèles

L’entretien revient sur les batailles de Sardarapat, Bash Aparan et Gharakilisa — symboles de la résistance arménienne. Ces combats difficiles, inégaux, ont permis de stopper l’avancée ottomane vers Erevan. Ce mérite est à lui seul suffisant pour justifier leur présence dans nos mémoires plus d’un siècle après, sans qu’il soit besoin de les construire a posteriori en victoires. Hakobyan souligne que ces batailles ne sont pas liées à la décision de signer le traité de Batoumi. Celui-ci avait été présenté avant, dès le 11 mai 1918, alors même que les forces turques n’étaient pas encore entrées sur le territoire de l’Arménie orientale.

Cette dissociation entre lutte militaire et compromis diplomatique a provoqué de vifs débats internes. Dans le Conseil national arménien de Tiflis, un membre respecté, sans affiliation partisane, avait même suggéré de répartir les provinces arméniennes entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan, dans le but d’éviter une annihilation complète du peuple arménien après le génocide.

L’opposition au traité de Batoumi était loin d’être marginale : lors d’un vote, 8 membres ont soutenu la ligne de la délégation arménienne à Batoumi, 6 s’y sont opposés — notamment des socialistes révolutionnaires, des sociaux-démocrates et des indépendants.

Ce sont finalement deux figures de la FRA (Fédération révolutionnaire arménienne), Hovhannes Katchaznouni et Alexander Khatissian, revenus des négociations à Batoumi, qui ont convaincu leur parti d’accepter les conditions turques. Le traité sera signé le 4 juin. Hakobyan insiste : ce traité a été souvent critiqué, mais sans lui, « il n’y aurait peut-être pas eu d’Arménie », ni entre 1918 et 1920, ni peut être soviétique.

Un État sous menace permanente

L’indépendance acquise, l’État arménien restait extrêmement vulnérable, tant il est vrai que l’indépendance est un mot, tandis que seule la souveraineté est une réalité tangible. Dès juillet 1918, les troupes turques attaquent de nouveau et progressent depuis Alexandropol (aujourd’hui Gyumri) jusqu’à Noragavit, à seulement 7 kilomètres de la gare d’Erevan.

C’est seulement grâce à l’existence du traité et à la fin de la Première Guerre mondiale, d’où l’Empire ottoman sort vaincu, que cette offensive s’interrompt. Cette période, entre mai et novembre 1918, permet une expansion temporaire du territoire sous contrôle des Arméniens, passant de 10 000 à 60 000 km² (défaite de l’Empire ottoman et soutien limité des Britanniques).

Hakobyan rappelle que beaucoup de régions aujourd’hui considérées comme historiquement arméniennes — Artashat, Gyumri, Surmalu (actuel Iğdır), Lori — ne faisaient pas partie du territoire contrôlé le 28 mai 1918. Elles ne sont intégrées que plus tard, souvent après le retrait des forces turques vaincues.

Une indépendance éphémère

Pourquoi cette indépendance, chèrement acquise, a-t-elle été perdue en moins de trois ans ? Pour Hakobyan, les raisons sont multiples et les responsabilités partagées. Il critique la FRA pour avoir fondé trop d’espoirs sur le traité de Sèvres et avoir de ce fait manqué de négocier en temps et en heure avec les kémalistes turcs.

Mais il replace aussi cette perte dans un contexte plus large : l’Azerbaïdjan perd son indépendance en avril 1920, l’Arménie en décembre 1920, la Géorgie en février 1921, tous au profit des bolcheviks. Une résistance arménienne s’organise, dirigée par le Comité de salut national de Simon Vratsian et sur le terrain essentiellement regroupée au Syunik, mais est défaite quelques mois plus tard. L’Arménie devient république soviétique, d’abord au sein d’une république socialiste fédérative de Transcaucasie, puis à titre de république socialiste soviétique, de même rang que l’Azerbaïdjan et la Géorgie. « Nous avons tous été absorbés par l’Union soviétique pour 70 ans », conclut Hakobyan.

D’un impérialisme à l’autre : le retour de la menace russe

L’analyste établit un parallèle assumé avec l’époque actuelle. Pour lui, la guerre menée par la Russie en Ukraine n’est pas qu’un conflit régional : elle constitue une tentative de restaurer une « URSS 2.0 », un espace post-impérial sous domination russe. 

Si la Russie sort victorieuse de la guerre en Ukraine, ses efforts en ce sens au Caucase du sud s’amplifieront dans la foulée. « Les Russes iront en Géorgie, en Azerbaïdjan, en Arménie, un par un. » Loin d’être une spéculation, Hakobyan fait observer que des forces internes dans ces trois pays, prêtes à accepter cette emprise, sont toutes trouvées. 

Il est par conséquent logique de noter que les trois États du Caucase du sud ont un intérêt majeur commun : préserver leur souveraineté. Par rapport à cet impératif, même des conflits aussi profonds et meurtriers que ceux qui opposent l’Azerbaïdjan et l’Arménie depuis 35 ans, devraient être mis sous le boisseau. L’Azerbaïdjan, bien que dans l’immédiat moins menacé, n’échappe pourtant pas au risque.

La leçon des exilés transcaucasiens

Hakobyan évoque un document peu connu : une photographie prise à Paris en 1928, où les fondateurs des trois républiques indépendantes de Transcaucasie commémorent ensemble les dix ans de leur brève souveraineté.

« Ils étaient en exil, mais ils se retrouvaient. Ils savaient que l’unité régionale, même impossible à l’époque, était une nécessité. »

Cette mémoire, selon lui, mérite d’être ravivée car l’histoire commune de la perte et de l’oppression pourrait devenir un point de départ pour un avenir plus stable, et non un blocage idéologique.

L’ “Arménie réelle” : entre idéalisme et réalisme

Interrogé sur le programme d’”Arménie réelle”, promu par le gouvernement de Nikol Pachinyan depuis 18 mois et plateforme de campagne pour les élections parlementaires de 2026, Hakobyan émet des réserves qui tiennent à la crédibilité des porteurs de drapeaux. Si un tel programme avait été promu avant la guerre de 2020, il l’aurait soutenu, dit-il. Mais ce discours lui paraît inadapté au contexte post-Artsakh. De son point de vue, l’Arménie devrait avoir trois priorités qui, si elles sont tenues et remplies, tiendront “d’un tour de force”:

  1. Préserver autant que possible l’indépendance et la souveraineté
  2. Maintenir l’intégrité du territoire de la République d’Arménie
  3. Maintenir et intégrer les Arméniens déplacés d’Artsakh sur le territoire de la République d’Arménie

Les Arméniens sauront-ils manquer de manquer l’occasion?